Des lexèmes aux graphèmes ET des graphèmes aux lexèmes. McCloskey & al, 2006

Titre : Grapheme-to-lexeme feedback in the spelling system: Evidence from a dysgraphic patient.
Auteurs : Michael McCloskey, Paul Macaruso, & Brenda Rapp
Revue : Cognitive Neuropsychology, 2006, 23 (2), 278-30

 
 

1. Pour rappel.


Lors de l’écriture d’un mot familier sous dictée, en tâche de dénomination ou spontanément, sa représentation sémantique active une représentation orthographique abstraite (un lexème) au sein du lexique orthographique de sortie. L’activation se transmet alors au niveau graphémique où des représentations multidimensionnelles (voir ICI), toujours abstraites, de l’identité des lettres sont levées et maintenues dans le buffer de sortie (voir ICI) durant la réalisation des étapes post-graphémiques, à savoir le recouvrement des représentations allographiques (majuscules, minuscules, … – voir ICI) de la forme des lettres et la production des mouvements d’écriture. Notons qu’en cas d’épellation, les étapes post-graphémiques sont différentes puisque les représentations graphémiques abstraites sont converties en noms des lettres.

Lors de l’écriture d’un mot non familier ou d’un pseudo-mot, les graphèmes ne sont activés que par des procédures non lexicales ou sublexicales de conversion des phonèmes. Ces procédures de conversion des phonèmes en graphèmes ne sont pas indispensables à l’écriture des mots familiers mais il y peu de doutes qu’elles y contribuent à l’état normal (voir ICI).

 
2. La question.
 

La question posée dans cet article concerne l’éventuelle bidirectionnalité des liens entre lexèmes orthographiques et graphèmes. Autrement dit, la question est de savoir s’il existe des interactions entre le niveau graphémique et le niveau lexical ou si l’activation des graphèmes d’un mot peut influencer en retour la sélection des lexèmes orthographiques. Cette question n’a jusqu’ici fait l’objet que de spéculations relativement anecdotiques et mal étayées.

 

Or les auteurs vont ici analyser les performances d’un patient aphasique et celles-ci vont leur permettre d’avancer très sérieusement l’existence de cette bidirectionnalité des liens.

 

3. L’étude de cas. Présentation générale.

 

Dans la présentation que je fais ici du patient CM, j’omettrai délibérément l’essentiel des procédures extrêmement ingénieuses et complexes imaginées par les auteurs pour analyser ses erreurs d’écriture. Si, dans votre pratique, vous rencontrez un patient dont les performances en écriture vous font penser à CM, allez donc lire les méthodes suggérées et les procédures d’analyses originales proposées.

L’examen détaillé de CM indique qu’il ne présente aucun déficit de la compréhension auditive et écrite. Il s’exprime de façon laborieuse et par énoncés très courts. Il peut réciter des séries automatiques et répéter les mots isolés mais pas les phrases. E tâche d’écriture sous dictée, il peut répéter le mot cible avant et après écriture. Ces premières observations démontrent que ses problèmes d’écriture de mots sont liés à un trouble fonctionnel localisé au-delà (en-deça) du système sémantique.

Comme il n’a pas de difficultés dans les tâches de transcodage des mots (majuscules – minuscules et inversement) et que les lettres sont bien formées (il écrit la séquence alphabétique des lettres et les chiffres sans problèmes), on peut également exclure un déficit post-graphémique.

Un examen plus approfondi de son écriture sous dictée (manuscrite et au clavier, l’épellation étant impossible) indique clairement un déficit majeur des procédures sub-lexicales de conversion des phonèmes en graphèmes, lesquelles exercent sans doute dès lors peu d’influences lorsqu’il écrit des mots connus. Par ailleurs, toutes les observations (effet de longueur, déficit en copie différée, et surtout les types des erreurs : non plausibles sur le plan phonologique) témoignent d’un déficit au niveau du buffer graphémique de sortie (BGS).

Il est pourtant essentiel de noter dès à présent qu’il ne s’agit pas d’un déficit classique du BGS. L’effet de longueur me semble en effet très peu marqué (pour des mots de 4 à 8 lettres, CM obtient un nombre respectif de réponses correctes de 6, 3, 6, 5 et 3 sur 14 items) et, comme nous le verrons, l’analyse de ses performances ne conduit pas à les interpréter comme résultant d’un effacement trop rapide des graphèmes au sein du buffer mais, au contraire, comme résultant du fait que l’activation des graphèmes produits reste anormalement élevée (voir plus loin l’effet de persistance) ET que cette activation au niveau graphémique influence, en retour, la sélection lexicale. Chez les patients qui présentent un déficit classique du BGS, l’activation graphémique étant réduite ou disparaissant trop rapidement, on peut d’ailleurs penser que cette activation en feedback à moins de chances d’exercer une influence sur la sélection lexicale. Par contre, chez CM, cette influence serait majorée et cela d’autant plus qu’il souffre d’un déficit modéré complémentaire au niveau des représentations lexicales (voir ci-dessous).

 

Deux observations conduisent également à suspecter que le niveau des représentations lexicales (les lexèmes) est impliqué dans le trouble d’écriture de CM. Ainsi, on note un effet marginal de la fréquence des mots sur ses performances et, plus encore, on note que 34 % de ses erreurs sont de nature lexicale (ex : method est écrit mother). Notons bien que ces erreurs lexicales ne font pas non plus partie des erreurs classiquement enregistrées en cas d’altération de BGS. La plupart des erreurs lexicales de CM entretiennent de plus un rapport orthographique évident avec la cible (elles sont « formelles ») et elles n’ont que très exceptionnellement un rapport sémantique avec le mot cible.

 

Enfin, les auteurs remarquent que les intrusions de lettres (ex : heat pour head, speind pour spend ou turget pour turkey) que CM commet correspondent souvent à des lettres qu’il a produites dans les mots précédents. Il semble donc y avoir un phénomène de ‘persistance’ de lettres : les représentations des graphèmes produits durant l’écriture d’un mot ne seraient pas désactivées et resteraient anormalement activées durant la production des mots qui suivent. Les auteurs ne fournissent pas à proprement parler d’interprétation directe de ce phénomène et, si vous souhaitez en savoir plus sur les ‘persévérations’, je vous invite à lire l’article suivant qui est actuellement disponible sur le net  (ici) :

Cohen, L . & Dehaene, S. (1998). Competition between past and present : Assessment and interpretation of verbal perseverations. Brain, 121, 1641-1659.

 
 

4. Partie expérimentale.

 

La partie expérimentale de l’article est divisée en deux sections.

Dans la première section, les auteurs démontrent, en analysant 3797 mots écrits sous dictée durant cinq années par CM (1601 erreurs contenant 3174 intrusions de lettres), que l’effet de persistance est réel ET qu’il est bel et bien de nature graphémique (représentations abstraites des lettres). En effet :

–        L’effet de persistance des lettres est bien réel. Les intrusions, dans la réponse actuelle, de lettres présentes dans les réponses précédentes (l’une des cinq réponses, E-1 à E-5, qui ont précédé la réponse actuelle) sont effectivement très nettement plus nombreuses que ce qui serait attendu par génération aléatoire des intrusions. Il y a aussi une augmentation linéaire de ces intrusions de E-5 à E-1.

–        L’effet de persistance n’est pas de nature phonologique. Ainsi, si on dicte à CM des listes de trois mots comme « afraid – direct – sudden » (F présent dans le mot 1) ou « sphere – direct – sudden », (PH présent dans le mot 1), il fait entrer la lettre ‘F’ dans son écriture de direct et/ou de sudden dans 25% des cas où un mot comme ‘afraid’ a été proposé mais le ‘F’ n’apparaît jamais si un mot comme ‘sphere’ a été présenté avant. De plus, les auteurs démontrent que seules les lettres effectivement produites par CM dans un mot précédent apparaissent ultérieurement comme intrusions à un niveau significatif non aléatoire. Ceci n’est par contre pas vrai pour les lettres correspondantes à un son non transcrit (ex : si CM écrit dian pour dial, le N pourra apparaître dans les mots suivants mais pas le L).

–        L’effet de persistance n’est pas de nature visuelle car l’effet demeure inchangé si CM doit écrire les yeux fermés.

–        L’effet de persistance n’est pas lié aux représentations allographiques des lettres et n’a pas une origine grapho-motrice puisque l’effet demeure lorsque CM doit écrire les en alternance en majuscules et en minuscules et que l’effet demeure aussi lorsqu’il écrit au clavier.

 

Ayant ainsi fait la preuve de l’effet de persistance et de son origine graphémique, les auteurs vont, dans la seconde section de la partie expérimentale, faire la démonstration du fait que cette persistance anormale au niveau graphémique a des conséquences en retour sur les procédures de sélection lexicale (au niveau des lexèmes) de CM. Je ne m’étendrai pas ici sur les analyses faites par McCloskey et al afin de montrer que les erreurs lexicales de CM sont, au moins pour une large part, de vraies erreurs de sélection lexicale et non des erreurs lexicales réalisées par hasard. Je n’insisterai pas plus sur les analyses convaincantes qui mènent à montrer que l’effet de persistance s’observe dans les ‘vraies’ erreurs lexicales.

La question essentielle est de savoir pourquoi, lorsque CM produit une erreur lexicale (ex : amber pour arm), celle-ci contient quasi systématiquement des lettres activées lors d’une production précédente (ex : bench qui contient le B et le E de AMBER). Dans un modèle tel que celui présenté en haut de ce billet, l’activation des lexèmes ne peut se faire qu’au départ d’informations sémantiques (et/ou phonologiques). Un déficit à ces niveaux ne devrait aboutir qu’à des erreurs sémantiques ou phonologiques mais par à des erreurs lexicales purement orthographiques comme celles que réalise CM.

 
 

5. Conclusions.

 

Pour rendre compte des erreurs lexicales « formelles » de CM et de l’effet de persistance, on dispose de deux possibilités.

Soit, on pense que tout se passe au niveau des connexions situées au sein même des lexèmes. Le lexème BENCH par exemple activerait directement tous les lexèmes qui contiennent les lettres B, E, N, C et H dont le lexème AMBER. Lorsque le mot ‘arm’ est dicté ensuite, le lexème AMBER serait à nouveau activé car arm et amber partagent trois lettres. Ceci signifierait qu’il y a des connexions excitatrices entre lexèmes orthographiquement similaires. Cependant, comme le notent les auteurs, cette hypothèse conduirait à des résultats contre-productifs à l’état normal. En effet, au niveau lexical, l’objectif du système est de sélectionner le lexème correct et de désactiver tous les autres candidats potentiels. On envisage donc généralement qu’à ce niveau lexical, les connexions sont inhibitrices et non excitatrices.

En admettant le raisonnement précédent, il ne reste qu’une possibilité pour interpréter les performances de CM, et celle-ci consiste à reconnaître que l’activation des lexèmes est influencée, non seulement par les représentations sémantiques et phonologiques (de haut en bas), mais aussi par les représentations graphémiques (de bas en haut). Dans le modèle ci-dessus, il faudrait donc ajouter une flèche qui va du BGS au lexique orthographique de sortie. Et, selon les auteurs, ce feedback du niveau graphémique vers les lexèmes a, normalement, une fonction positive. En effet, si un ensemble de graphèmes est activé par les procédures lexicales (qui sont sous la dépendance de la sémantique du mot à produire) ET par les procédures non lexicales de conversion des phonèmes, le feedback du niveau graphémique sur le niveau lexical contribue à la sélection du bon lexème. Ce serait par ce feedback que les graphèmes plausibles en fonction des sons du mot contribueraient à la sélection lexicale la plus appropriée (en inhibant les candidats lexicaux qui ne partagent pas les bonnes correspondances phonèmes-graphèmes. A priori, on pourrait supposer que cette contribution ne sera efficace que pour les mots réguliers et se dire qu’elle est contre-productive pour les mots irréguliers. Cependant, même pour les mots irréguliers, la majorité des correspondances phonèmes-graphèmes sont régulières ou hautement prédictibles. Les feedbacks du niveau graphémique sur la sélection lexicale serait donc un facteur de stabilisation, de favorisation de la réponse correcte (par un mécanisme de ‘sommation’ des informations lexicales et sublexicales lors de la sélection des lexèmes).

Ceci pourrait expliquer pourquoi certains patients ont été décrits comme commettant, à l’écrit, de nombreuses erreurs sémantiques au départ mais de moins en moins au fur et à mesure qu’ils améliorent leurs capacités de conversion des phonèmes en graphèmes.

 
 

Cognitive Neuropsychology est publié par Psychology Press Ltd, Taylor & Francis Group.
http://www.psypress.co.uk
http://www.tandf.co.uk/journals/pp/02643294.html

Une réponse à “Des lexèmes aux graphèmes ET des graphèmes aux lexèmes. McCloskey & al, 2006”

  1. Cet article de McCloskey et al m’a beaucoup intéressé pour plusieurs raisons. Au niveau des modèles cognitifs de l’écriture, il propose une modification très utile. Au niveau clinique, l’analyse que font les auteurs des persévérations est très fouillée (avant cette lecture, sans doute me serais-je contenté de dire qu’on observe de nombreuses persévérations grapho-motrices et je n’aurais probablement eu aucune explication pour les erreurs lexicales du patient). Enfin, sur le plan des rééducations, il me montre que travailler les correspondances phonèmes-graphèmes pourrait contribuer à des résultats positifs sur le nombre d’erreurs sémantiques produites à l’écrit par un patient.

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