Aphasie totale et aphasie de Broca

Juliette DUBOIS et Mélanie MANOT nous proposent ici un travail d’étudiantes en logopédie-orthophonie. Comme elles le disent elles-mêmes, il leur a été très profitable de le rédiger !…
Le travail consiste en une courte revue de littérature sur l’aphasie totale et sur l’aphasie de Broca.
Juliette et Mélanie ne prétendent pas à l’exhaustivité et les « conseils » de rééducation proposés ne sont pas supposés représenter l’ensemble des pratiques rééducatives. Pour ma part, j’y vois essentiellement l’influence d’un courant empirique au détriment peut-être d’approches plus cognitives et/ou pragmatiques.

Quoiqu’il en soit de ces remarques préliminaires, il m’a paru utile de le diffuser sur ce blog. Il servira au moins d’amorce à la réflexion critique des étudiants et des rééducateurs.

Et je remercie infiniment ces deux étudiantes d’avoir partagé ceci ici.

 

L’aphasie totale

 

I. Définition générale de l’aphasie totale :

1) Etiologie :

Suite à un accident vasculaire cérébral, un traumatisme crânien ou autre, l’aire cérébrale endommagée est vaste et comprend de larges zones des cortex frontal, temporal et pariétal.
Généralement, l’aire de Broca, l’aire de Wernicke et la circonvolution supramarginale sont touchées.

2) Conséquences générales :

Il existe deux grandes formes d’aphasie totale dans lesquelles le patient perd à la fois son langage et sa capacité de communication :

• L’aphasie totale de Déjerine ou grande aphasie de Broca :
On observe une inhibition du langage oral et gestuel et une apraxie bucco-faciale constante.
Le patient sera donc mutique et n’aura pas recours à des moyens de substitution pour se faire comprendre.

• La grande aphasie de Wernicke :
Elle entraîne à l’inverse une déshinibition généralisée de tout le comportement. Le langage est désorganisé, ce qui provoque souvent l’apparition d’un jargon. On constate également un désordre gestuel (apraxie spatiale, idéo-motrice et idéatoire).

II. L’aphasie totale de Déjerine ou grande aphasie de Broca :

1) Etiologie :

Elle est caractérisée par une ou plusieurs lésions qui intéressent tout le territoire superficiel et profond de l’artère sylvienne gauche.

2) Description des troubles :

On constate généralement une hémiplégie droite massive.
L’apraxie idéo-motrice peut être bi-latérale pour les gestes manuels.
L’apraxie bucco-faciale est constante.
Le patient est mutique.
La compréhension verbale est hors d’atteinte.
Le patient n’est plus en état de communiquer et toutes les fonctions cognitives sont touchées ou inhibées.

3) Remarques générales :

Il s’agit de la forme d’aphasie la plus sévère.
Certains patients récupèrent peu à peu leurs aptitudes et l’aphasie totale évolue vers une aphasie de Broca classique qui pourra éventuellement évoluer positivement à son tour.
Chez d’autres patients, elle évolue très lentement et majoritairement sur le plan de la compréhension, on peut alors envisager la mise en place de systèmes de communications alternatifs.

III. La grande aphasie de Wernicke :

1) Etiologie :

Elle est caractérisée par une ou plusieurs lésions qui intéressent tout le territoire sylvien postérieur gauche dit zone de Wernicke, avec atteinte cortico-sous-corticale.

2) Description des troubles :

La motricité n’est pas altérée.
Souvent, le patient n’a pas conscience de son trouble de langage.
L’expression est très peu informative, il arrive fréquemment que le patient jargonne.
Les productions langagières peuvent être logorrhéiques ou au contraire réduites.
Eventuels troubles associés : apraxie bucco-faciale, apraxie idéo-motrice, apraxie idéatoire, désorientation spatio-temporelle, amputation du champ visuel.

3) Remarques générales :

Certains patients récupèrent spontanément leurs aptitudes, d’autres évoluent plus lentement vers une aphasie de Wernicke classique. La prise en charge logopédique reste délicate dans la mesure où le patient prend difficilement conscience de ses troubles.

IV. L’aphasie globale :

Les différentes sources bibliographiques que nous avons pu consulter ne s’accordent pas toujours sur la distinction à faire entre aphasie totale et aphasie globale.

1) Etiologie :

Les lésions touchent l’aire de Broca, l’aire de Wernicke et la circonvolution supramarginale.

2) Description des troubles :

Cette aphasie se caractérise par la perte totale de la capacité à comprendre le langage, à parler, à lire ou à écrire.
Les patients conservent généralement une certaine forme de langage automatique, plus particulièrement des exclamations émotionnelles.
Ils ne parviennent à prononcer que très peu de mots et ne font preuve d’aucun semblant de syntaxe.
Les expressions faciales, les gestes des mains et l’intonation peuvent également être préservés.
Chez ces patients, le pronostic d’une récupération du langage est extrêmement réservé.

V. Projet thérapeutique :

1) L’aphasie totale de Déjerine ou grande aphasie de Broca :

En raison de la gravité du trouble, le début de la prise en charge logopédique consiste davantage à stimuler le patient plutôt qu’à pratiquer une rééducation proprement dite.

• Versant réceptif, stimulation de la compréhension :
– Ordres simples impliquant le schéma corporel dans un premier temps, puis des objets dans un deuxième temps.
– Désignation d’objets se trouvant dans la chambre du patient.
– Classification d’objets d’après divers critères.

• Versant expressif, stimulation de l’expression orale :
On utilise essentiellement des techniques de démutisation.
– Séries automatisées avec induction.
– Complètement de phrases, de proverbes.
– Répétition de sons, de syllabes.
– Répétition avec aide mélodique.

• Travail de l’articulation :
– Praxies sur imitation voire directement si cela est possible.

Si la pathologie évolue de manière positive, on poursuivra la prise en charge avec la rééducation classique d’une aphasie de Broca de forme commune.

2) La grande aphasie de Wernicke :

Dans un premier temps, il s’agit d’abord de déclencher la prise de conscience du trouble par le patient, on peut utiliser dans ce but un enregistrement radio ou vidéo.

Dans le cas où la production langagière est logorrhéique, on demande au patient de se taire et on le lui fait comprendre par la mimique ou le geste. On tâchera de canaliser son attention en proposant des exercices non-linguistiques analogues à ceux proposés dans le cadre de la grande aphasie de Broca (stimulation de la compréhension orale).
On proposera également des exercices de jugements de phrases et de repérage d’intrus.

Selon la littérature, sans qu’aucun exercice expressif ne soit proposé, et au contraire en demandant une écoute silencieuse tout au long de la rééducation, l’aphasique peut retrouver une certaine expression.

3) L’aphasie globale :

On utilisera ici la même progression que celle présentée dans le cadre de la grande aphasie de Broca.

 
L’aphasie de Broca

I. Définition :

1) Etiologie :

Cette aphasie est la plus connue et la mieux identifiée des aphasies. Elle est aussi appelée aphasie motrice.
Les lésions se situent au niveau de la 3ème circonvolution frontale de l’hémisphère gauche.

2) Description des troubles :

Juste après l’AVC, le patient semble comprendre mais ne sait pas répondre, il ne fait pas de gestes pour compenser même s’il n’est pas hémiplégique, il ne cherche pas à écrire même s’il en est capable sur demande (même chose pour la lecture).
L’apraxie bucco-faciale est constante au départ et l’hémiplégie fréquente.
La récupération est assez rapide au niveau de la compréhension, c’est l’expression qui est touchée.
La prosodie est incorrecte et l’articulation est déformée.
Il y a une diminution de la fluence verbale qui peut aller jusqu’au mutisme.

Cette aphasie est caractérisée par un double déficit :

• l’agrammatisme :
Le patient énonce les mots avec des troubles articulatoires.
Les mots ne sont pas liés entre eux.
Le patient réalise des paraphasies verbales sémantiques (des synonymes).
Il utilise presque toujours des noms communs et le substantif remplace souvent toute une phrase : mots phrases.
Le déficit se situe au niveau de la morphosyntaxe, utilisation du style télégraphique : « Arrivée dimanche 15, midi, gare. »

• la désintégration phonétique :
Les neurologues  appellent ce trouble « trouble arthrique » : il y a déformation, bredouillement ou le patient scande exagérément.
Le débit est irrégulier.
La prosodie est altérée comme à l’image d’un étranger qui parle notre langue avec un accent. La désintégration molle est à l’image de l’accent anglais et la désintégration dure est à l’image de l’accent germanique avec les coups de glotte, explosions, assourdissements, raccourcissements de la durée des syllabes, phrases scandées, …
Quand la désintégration phonétique est à un stade important, elle se traduit par un mutisme et s’appelle anarthie (=difficulté à combiner les phonèmes qui rend le patient mutique, c’est l’incapacité à réaliser une fusion syllabique).
Le patient possède le code phonémique mais ne peut émettre les phonèmes que de façon isolée.
L’altération articulatoire est de type :
– assimilation
– désassimilation
– interversion
– métathèse

3) Evolution :

Dans la majorité des cas, il y a une atténuation de l’ensemble des symptômes. Une récupération totale est possible.
Le pronostic est meilleur si l’évolution se fait vers un syndrome de désintégration phonétique plutôt que vers l’agrammatisme car dans la désintégration phonétique, la dysprosodie représente un handicap fonctionnel moindre qu’un manque du mot.
Le patient peut contrôler ses erreurs et comme la rééducation se fait par entraînements répétitifs, cela permet un travail en autonomie.

II. Projet thérapeutique :

1) L’agrammatisme :

• La démutisation :
On fournit une situation dans laquelle on suppose que des mots seront émis : comptines, chansons de l’enfance, hymne national…
On prend soin d’expliquer au patient le but car il se peut qu’il n’ait pas envie de chanter.
On laisse en suspend la dernière syllabe d’un mot puis un mot entier, puis on le laisse continuer seul.
On change de chanson à chaque fois pour éviter l’apparition d’une stéréotypie.

• L’exploitation de la loi de dissociation automatico-volontaire, les fins de phrases :
Après la mélodie, on utilise la continuation des séries automatiques : par exemple compter (au besoin on prend la main du patient et on compte sur ses doigts, puis il le fait seul). On peut aussi prendre l’énumération des jours de la semaine, des mois, des saisons, de l’alphabet, des notes de la gamme, des points cardinaux, de savoirs personnels, la complétion de proverbes ou de phrases usuelles et stéréotypées,…
Ce n’est pas un processus d’apprentissage mais une réactivation des connaissances, il faut donc varier le plus possible les phrases.

• La dénomination :
Ces exercices sont proposés quand le patient n’est pas ou plus mutique et ils se font en parallèle avec le complètement de phrases.
On présente une image pictographiquement simple (dessin isolé, courant et familier), on évite les signifiants complexes (pour éviter les processus de désintégration phonétique). On prend des mots mono ou dissyllabiques (comme couteau, ciseaux, pain, chat,…). Si la dénomination ne fonctionne pas, on propose un autre renforcement visuo-verbal (le mot écrit sous l’image par exemple), puis on l’enlève.
On travail en priorité dans le lexique des noms. Le langage spontané s’enrichit en général de lui-même.

• L’entraînement à la combinatoire :
– Sur la proposition simple :
Dès que le patient sait prononcer quelques mots, on les associe ensemble (exemple : je prends le chat, je lave le couteau…).
Une fois cette étape acquise, on demande au patient de faire varier une catégorie de syntagmes,  par exemple les noms sujets, puis les verbes (qui sont plus compliqués du fait de la variation selon le sujet), sur base d’images pour abandonner celles-ci par la suite.
S’il y a problème pour retrouver les verbes, on propose des phrases induisant un verbe (le soleil… brille).
Toute réponse est acceptée puis elle est corrigée au besoin et commentée.
Beaucoup d’agrammatiques ont tendance à omettre l’article. Donc, dès que le patient prononce un nom, on tente de l’obliger à le dire à nouveau avec l’article cette fois (ceci se récupère assez bien).

– Sur la proposition plus complexe :
L’étape suivante consiste à prendre des images plus complexes comme des images séquentielles (la femme sort les œufs du frigidaire, les pose dans une assiette, les casse dans un bol…), des photographies, des revues, des bandes dessinées.
On peut utiliser le support écrit pour accompagner ou remplacer les images quand le langage écrit est moins atteint que le langage oral mais c’est une facilitation provisoire.

• L’enrichissement lexical :
Quand on traite la combinatoire, on est amené à réactiver l’ensemble du vocabulaire. Mais dans les cas les plus sévères, le lexique reste pauvre et l’aphasique fait des paraphasies verbales sémantiques. On propose alors des exercices de définitions, d’analogies, de contraires, …

2) La désintégration phonétique :

Ce trouble est traité en parallèle avec l’agrammatisme.
Le système phonémique a besoin d’être réactivé. On commence par les voyelles puis les consonnes. A chaque fois on mime et on accorde du sens ([a] : on baille, [o] : étonnement,…). Les consonnes sont d’abord traitées comme des praxies puisqu’elles sont isolées, on ajoute le sens une fois qu’elles sont réalisées.
Si on demande au patient de produire un [l], il parvient à le faire sur base de description articulatoire (quand l’apraxie est rééduquée). Par contre, quand on associe le [l] à une sonorisation [a] par exemple, il peut produire tout autre chose : il ne gère pas le passage de la modalité gestuelle à la modalité linguistique car la modalité gestuelle est plus archaïque et donc plus accessible que la modalité linguistique. On passe alors par le chant (là là là là là…).
Le logopède (ou à l’aide d’un magnétophone) donne un modèle pour normaliser l’articulation en s’appuyant sur la répétition d’une production sans erreurs de mots monosyllabiques d’abord, puis de mots plus complexes, puis de phrases.
Pour la rééducation de la dysprosodie, un entraînement intonatif et déclaratif améliore les performances (le magnétophone est indispensable).

A titre indicatif, deux ouvrages qui aident à la rééducation de la désintégration phonétique :

• Léon P. et M., introduction à la phonétique corrective.
Léon M., Exercices systématiques de la prononciation française.
• Troubles de l’articulation, équipe du centre d’orthophonie, Etienne Coissard, 59 Route de Saint Sébastien, Nantes.

SOURCES :

• Restauration du langage chez l’aphasique, Anny LANTERI, De Boeck.
• La rééducation en neuropsychologie, étude de cas, Solal.
• Les approches thérapeutiques en orthophonie, tome 4, prise en charge orthophonique des pathologies d’origine neurologique, sous la direction de Thierry ROUSSEAU, Ortho-édition.
• La rééducation des aphasiques, Colette DURIEU, psychologie et sciences humaines.
• Site web : wikipédia.


Entretien avec un aphasiquedeBroca

Aphasie de Broca et agrammatisme

Aphasie de Wernicke

2 réflexions sur “Aphasie totale et aphasie de Broca”

  1. J’ai appris plein de truc sur mon pseudo – que j’ai choisis il y a plusieurs années un peu comme ça, avec une vision presque « poétique » de ce qui est une pathologie qui touche de nombreuses personnes. Excellent travail. Et bon courage à tous les patients. Respect.

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