Concrétude 3

Analyse d’un cas (première partie)

L’analyse de cas annoncée dans le message précédent sera divisée en deux parties. Dans celle-ci, je vous présenterai les examens qui vous permettront de vous faire une idée du patient et de ses déficits généraux. Dans le second, il sera question de ses troubles de compréhension lexicale pour les substantifs et les verbes en croisant la variable de concrétude ou d’imageabilité des mots.

Le patient, monsieur AA, était âgé de 41 ans et exerçait la profession de facteur lorsqu’il a été victime d’un AVC hémisphérique gauche consécutif à une thrombose complète de l’artère carotide interne gauche. Il en est résulté une hémiplégie droite dont le patient a rapidement récupéré, des troubles modérés des praxies constructives et idéo-motrices et des déficits phasiques massifs.

Suite à son accident, monsieur AA a été hospitalisé dans un Centre de revalidation neurologique pour une prise en charge neurologique globale. Il y a été suivi durant seulement 5 semaines, la diminution des troubles moteurs lui permettant de réintégrer son domicile. Durant cette période, un minimum de deux séances d’orthophonie quotidienne a été proposé.

Au niveau du langage oral (spontané, répétition, lecture, automatique), le patient était mutique. Aucun son articulé ne pouvait être émis et les cordes vocales ne vibraient pas volontairement. A sa sortie, malgré les efforts, peu de progrès réels avaient été enregistrés à ce niveau : il était parfois possible de maintenir, durant une courte période, une toux amorcée automatiquement et quelques consonnes (s, ch, f, p) pouvaient être reproduites sur imitation. L’apraxie bucco-linguo-faciale, massive au départ, régressait lentement mais demeurait importante. Les mimiques faciales étaient encore très pauvres et il fallait encore travailler des gestes à une seule composante et facilement visualisables. De même, la rééducation portait encore sur des gestes semi-automatiques et à réaliser avec un objet de transition. Le contrôle respiratoire était meilleur.

En dehors de ces difficultés articulatoires périphériques, la question s’est évidemment posée de savoir dans quelle mesure le patient pouvait évoquer la forme sonore de mots présentés en images (accès aux représentations phonologiques abstraites de sortie). Pour cela, il a été soumis à une tâche (batterie phonologique non publiée de madame M.P. de Partz) où il lui était demandé de reconnaître, parmi 4 images, les deux dont les noms sont homophones (ex : le dessin d’un cerf et d’une serre). Le patient ne réussissait que deux items sur dix.
Dans le même type d’exercice, il se montrait totalement incapable d’identifier les images dont les noms riment ou sont des allitérations.
Ceci permettait de suspecter des troubles importants d’accès au lexique phonologique de sortie à partir d’objets vus. En d’autres termes, en deçà des déficits articulatoires, le patient souffrait sans doute d’un important manque du mot.

Ces difficultés d’accès à la phonologie se retrouvaient, dans une moindre mesure, à partir de mots écrits (lecture par adressage) puisque, dans ce genre d’exercice (ex : trouver les deux homophones parmi les mots écrits « champ, char, chant, voix »), il n’obtenait que 50% de réponses correctes.
Lorsqu’il s’agissait de retrouver la forme sonore sous-jacente à des mots présentés sous forme d’images et de mots écrits (ex : trouver, parmi les dessins d’une selle, d’un poivrier et d’un cercle, celui dont le nom écrit se prononce comme le mot écrit « SEL »), il fournissait 60 % de réponses correctes.

L’application d’une technique similaire d’évaluation tendait à montrer que le patient était totalement incapable d’accéder aux représentations phonologiques sous-jacentes à des logatomes écrits (lecture par la voie d’assemblage). Tout au plus pouvait-il, dans certains cas, se fier à une stratégie consistant à lever, au départ d’une image, une partie (au moins) de la représentation graphémique de sortie correspondante et de comparer cette représentation aux logatomes qui lui étaient proposés (ex : FRIN était correctement, et avec certitude, apparié avec l’image d’un frein, mais le patient se montrait totalement incapable de reconnaître l’équivalence phonologique de non-mots tels que, par exemple, MUCE et MUSSE).

On notera par ailleurs que monsieur AA n’éprouvait que très peu ou pas du tout de difficultés dans les tâches d’appariement d’un mot ouï à des images dont les noms sont proches du point de vue phonologique (ex : /té/ à apparier avec l’image d’un thé plutôt qu’avec celles d’un dé ou de la terre). A ce type de tâche, son résultat était de 28/30 et les seules erreurs pouvaient être considérées comme sémantiques : inversion pois/noix. Il n’y avait donc pas de troubles de discrimination auditive des sons verbaux et l’accès à la sémantique en modalité auditive était au moins partiellement préservée.
De même, mais dans une moindre mesure (75% de réponses correctes), il pouvait apparier des mots ouïs à des mots écrits dont les prononciations sont phonologiquement proches (ex : /fan/ à pairer au mot écrit FAON plutôt qu’à VENT ou FOIN). Cependant, si ces dernières tâches ne portaient plus sur l’homophonie mais sur la reconnaissance de rimes, les performances se situaient au niveau du hasard.

Ceci indiquait que le patient réalisait sans doute ces exercices en se fondant sur un accès assez correct (au départ de mots entendus et de dessins) ou plus partiel (au départ de mots écrits) à la sémantique (voir plus loin) et non à la phonologie.
On peut également en conclure que le patient n’avait pas de troubles auditifs (il n’éprouvait d’ailleurs aucune difficulté à repérer l’équivalence de deux mots ou de deux logatomes en modalité purement auditive).
Les tâches de décision lexicale en modalité auditive étaient d’ailleurs relativement bien réalisées puisque monsieur AA ne commettait aucune erreur sur les mots. Il pensait cependant reconnaître un mot réel pour environ 10% des logatomes ouïs. Les représentations phonologiques d’entrée étaient donc au moins partiellement bien respectées.

Les résultats aux épreuves précédentes tendaient à montrer que l’accès aux représentations graphémiques de sortie était meilleur (mais loin d’être parfait) que l’accès aux représentations phonologiques de sortie.
Effectivement, en dénomination écrite d’images, le patient produisait un certain nombre de mots complets (30 sur 80 au DO80 de Deloche et coll.) et des approches plus ou moins réussies pour d’autres (23 au DO80, ex : dropeau pour drapeau, oisseux pour oiseau, chatenel pour chapeau, vachen pour vache, boisson pour poisson, giflar pour girafe, champigean pour champignon, zeche pour zèbre, kangoude pour kangourou, parplante pour parapluie, boulon pour balai, radeau pour rateau, …).
On voit, dans les exemples qui précèdent, que certaines approches pouvaient conduire à un autre mot sans rapport sémantique avec la cible. Pour les autres items, soit monsieur AA n’accédait à aucune information ou les tentatives de production écrite menaient à des néologismes vrai (ex : allionde pour flèche) ou à des paragraphies verbales sans rapport avec la cible (ex : resoir pour cendrier).
Les résultats à d’autres épreuves de dénomination (Bachy) indiquaient clairement un effet de la fréquence des mots sur les performances.
On notera encore que, dans les premiers temps, il était exceptionnel que le fait de lui dire le mot recherché en dénomination l’aide à accéder à la représentation graphémique. A sa sortie, ceci n’était plus aussi vrai.

Le patient était en effet alors capable d’écrire 18 des lettres de l’alphabet sous dictée et obtenait un score de 15/25 en dictée de phonèmes. Il pouvait donc alors, au moins partiellement, se baser sur des procédures de transcodage des phonèmes en graphèmes qui lui étaient auparavant totalement inaccessibles (l’écriture de logatomes était cependant restée impossible).
On voyait aussi apparaître des paragraphies sémantiques (ex : miroir pour évier) et/ou dérivationnelles (ex : maconnier pour truelle, balancier pour balançoire).
Les troubles de l’écriture évoluaient donc probablement vers une dysgraphie profonde (deep dysgraphia).

Il faut encore signaler, pour en terminer avec l’écriture, que le patient souffrait en outre (et souffrait encore à sa sortie du Centre, mais dans une bien moindre mesure) de difficultés à trouver la forme même des lettres. Il passait ainsi souvent et sans raison de formes minuscules à des formes majuscules et inversement (trouble au niveau des procédures de conversion allographique.

Toute lecture à voix haute était évidemment impossible et les déficits majeurs à passer par une voie d’assemblage ont déjà été soulignés plus haut, de même que les troubles sur la voie d’adressage.

Afin de tester l’intégrité des unités de reconnaissance des mots écrits, deux tâches de décision lexicale écrite ont été proposées. Globalement, le patient acceptait de façon erronée 13 logatomes sur 112 (11 de ceux-ci étaient proches visuellement d’un mot réel, ex : lirve) et ne reconnaissait pas 11 mots sur 132 (8 substantifs sur 88 et 3 mots outils sur 44)

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