Aphasie chez les polyglottes 8

 
 3.3. Les facteurs influençant les déficits et la récupération
 

Un série d’auteurs dont Lebrun (1976) et Critchley (1974) considèrent que des facteurs psychologiques, émotionnels et sociolinguistiques influencent le processus de récupération des différentes langues.

 

Selon Lebrun (1982)[1], la langue de l’environnement peut être mieux récupérée car elle va être plus stimulée.

 

Pick (1921)[2] s’intéresse à l’automatisation des langues. Il propose que la récupération commence par la langue qui était la plus automatisée au moment de la lésion et s’achève par la langue qui l’était le moins.

Potzl (1925)[3] considère que la sévérité de l’aphasie joue un rôle important : au plus l’aphasie sera sévère, au moins il y aura de chance que la récupération des différentes langues soit parallèle.

 

Galloway (1978) dresse une liste plus importante de ces facteurs. Il s’agit du lieu, de l’étendue et de la sévérité de la lésion, du contexte d’apprentissage ainsi que de l’âge d’apprentissage, de l’ordre et de la modalité d’acquisition, du degré de fluence prémorbide, de la langue utilisée par l’équipe hospitalière, de la langue travaillée en rééducation logopédique, de la fréquence prémorbide d’usage des langues, de variables sociales et affectives, de la dominance cérébrale et des styles de traitement.

 

On peut donc voir que tout un tas de facteurs sont cités comme pouvant avoir une influence sur la récupération. Mais, ceux-ci n’expliquent pas pourquoi l’influence d’un facteur plutôt que celle d’un autre va prédominer.

 

3.4. Les différentes propositions expliquant les différents patterns de déficit et la façon dont les récupérations s’opèrent.

 

Deux théories sont très souvent citées au travers des différents articles portant sur l’aphasie chez les bilingues. Il s’agit de la théorie de Pitres (1895)[4] et de la théorie de Ribot (1906)[5].

Selon la théorie de Pitres (1895), l’ordre de récupération est fonction de la fréquence à laquelle ces langues étaient utilisées avant la lésion, de leur familiarité. La récupération du patient M.B. étudié par Galloway (1978) est fortement influencée par la fréquence d’utilisation de ces langues avant la lésion, mais cette théorie ne suffit pas pour expliquer complètement le processus de récupération.

Pour le patient C.A. de Voinescu et al. (1977), les langues qu’il pratiquait le plus avant son accident étaient mieux préservées que sa langue maternelle.

Selon la théorie de Ribot (1906), l’ordre de récupération des langues est identique à celui de l’acquisition de ces langues.

 

Obler et al. (1977) ont plus spécifiquement étudié l’influence de l’âge auquel survient la lésion par rapport à la récupération des langues des aphasiques bilingues et ils ont étudié la réalité de la loi de Ribot et de Pitres en fonction des groupes d’âge. Ils concluent que la loi de Ribot n’a de valeur prédictive pour aucun groupe d’âge, elle s’applique dans 50 % des cas. Alors que la loi de Pitres a une valeur prédicitve pour les sujets dont l’âge est inférieur à 60 ans. En effet, elle s’applique jusqu’à 78 % des cas pour les personnes de moins de 30 ans. Ils pensent que lorsque l’âge augmente, la détérioration du cerveau qui l’accompagne semble influencer la façon dont se déroule le récupération de l’aphasie chez les polyglottes.

 

D’autres chercheurs ont aussi émis leur hypothèse :

–        Minkowski (1927)[6] : il propose qu’une langue qui est parlée et écrite par une personne aura plus de chance d’être récupérée plus vite qu’une langue qui n’est que parlée. La capacité de visualiser un mot écrit peut faciliter l’accès du patient au mot oral.

–        Leischner (1948)[7] : pour lui, une lésion au gyrus supramarginal a pour conséquence soit qu’une seule langue reste disponible, ou soit que le patient effectue des mélanges entre ses différentes langues. Ce serait en fait le processus de passage d’une langue à l’autre qui serait touché.

–        Paradis (1984) : quand un aphasique utilise une de ses langues, le seuil d’activation de l’autre est automatiquement augmenté, c’est-à-dire que cette langue va être inhibée pour éviter toute interférence. Cependant, même chez les aphasiques, cette langue ne sera pas totalement inhibée sauf lors des cas sévères de récupération sélective sans compréhension.

–        Paradis et Nilipour (1995) : un même déficit peut avoir différentes manifestations de surface dans deux langues différentes selon le degré avec lequel chaque langue fournit des opportunités au déficit d’influencer le traitement. Par exemple, une lésion de la voie d’adressage en lecture va beaucoup plus se remarquer en anglais, qui est une langue assez opaque par rapport à l’espagnol qui est une langue beaucoup plus transparente.

 

Lambert et Fillenbaum (1959)[8] expliquent que le contexte d’apprentissage va avoir des conséquences sur les représentations des langues dans le cerveau. En effet, les personnes qui ont appris différentes langues dans le même contexte ont plus de chance d’avoir leurs langues représentées dans les mêmes zones du cerveau par rapport à quelqu’un qui aurait appris les langues dans différents contextes et pour qui les langues seraient représentées dans des zones différentes. En cas de lésions, cela impliquerait donc que des personnes qui ont acquis des langues dans des contextes différents auraient des atteintes différentes dans leurs différentes langues alors que des personnes ayant acquis leurs langues dans des contextes similaires auraient plutôt des déficits similaires dans leurs langues. Cela ne correspond pas tellement à ce que j’ai observé chez madame HH. qui avait acquis le français et le néerlandais dans des contextes très différents, mais qui présentait tout de même des déficits semblables dans ses différentes langues. Gollan et Kroll (2001) considèrent eux aussi que les langues des bilingues peuvent être représentées dans des zones distinctes du cerveau et que l’histoire de l’acquisition de ces langues peut déterminer leur localisation dans celui-ci. Néanmoins, ils signalent aussi que dans la plupart des cas on retrouve un ensemble de déficits similaires au travers des langues de l’aphasique bilingue.

 

Cette hypothèse a connu quelques critiques pour ses deux versants, c’est-à-dire d’une part l’hypothèse d’un déficit similaire pour des langues apprises dans le même contexte, et d’autre part, l’hypothèse d’un déficit différent pour des langues apprises dans des contextes différents. Je vais détailler ces critiques ci-dessous.

 

L’hypothèse d’un déficit similaire pour des langues apprises dans un même contexte ne correspond pas à ce que Paradis et Goldblum (1989) ont observé chez un patient aphasique trilingue (A.M.). Ce patient avait acquis le gujarati et le malgache durant l’enfance. La première langue était celle de ses parents et amis, alors que la seconde était celle de la population locale. Il avait de plus effectuer sa scolarité en français (après 6 ans) et utilisait cette langue à son travail. Ainsi, pour les auteurs, le malgache et le gujarati avaient été acquis de manière similaire alors que le français l’avait été de manière différente. Et pourtant, après son opération d’un kyste dans la zone prérolandique droite, seul le gujarati était atteint. Ce patient présentait donc une aphasie sélective. Quatre mois après son opération, il a commencé à récupérer le gujarati. Cependant, au fur et à mesure de sa récupération, il avait de plus en plus de difficultés avec une autre langue, le malgache. Quatre ans après son opération, il avait récupéré toutes ses langues.

 

Paradis et Golblum proposent différentes hypothèses pour expliquer ce qui est arrivé à A.M.. Premièrement, toutes les langues du patient pourraient être localisées dans des zones différentes. Cela permet d’expliquer qu’une seule langue ait été touchée au départ, ou qu’une langue ait été touchée plus qu’une autre, mais ne permet pas d’expliquer pourquoi le patient montrait des déficits dans le malgache au fur et à mesure qu’il récupérait le gujarati.

Deuxièmement, il pourrait exister une différence dans la latéralisation des langues.

Troisièmement, il pourrait s’agir d’une manifestation hystérique, mais Paradis et Goldblum pensent que cette hypothèse est peu probable.

Quatrièmement, les déficits du patient pourraient être expliqués par un certain degré d’inhibition, c’est-à-dire une variation du niveau d’activation des langues. La langue déficitaire ne serait pas perdue, mais inhibée.

On peut aussi ajouter une cinquième explication (Paradis, 1987), ce serait le mécanisme de « switching » qui serait touché, c’est-à-dire le mécanisme qui permet de passer d’une langue à une autre. Si une lésion empêche le fonctionnement normal de ce mécanisme, cela peut avoir deux conséquences: soit le patient ne peut plus utiliser qu’une seule de ses langues, soit il passe d’une langue à l’autre sans savoir effectuer de contrôle sur ce passage.

 

Le deuxième versant de l’hypothèse de Lambert et Fillenbaum n’est pas non plus confirmé par ce que Sasanuma et Park (1995) ont observé chez leurs deux patients bilingues coréens-japonais. Le premier patient avait vécu dans un environnement unilingue coréen jusque l’âge de 6 ans puis avait suivi sa scolarité en japonais jusque l’âge de 15 ans. Le deuxième patient avait vécu dans un environnement unilingue coréen jusque l’âge de 18 ans puis avait poursuivi sa scolarité en japonais au Japon. Dans les deux cas, les patients avaient par la suite travaillés dans un milieu bilingue. On peut donc conclure suite à ceci que les deux langues de ces patients ont été acquises dans des contextes très différents, et on peut s’attendre selon Lambert et Fillenbaum à des déficits très différents. En fait, ce n’est pas ce qui a été observé. Le premier patient a montré des déficits similaires pour ses deux langues en compréhension auditive, en lecture et en écriture. Cependant, il a tout de même montré un déficit plus important en japonais pour l’expression orale. En ce qui concerne le second patient, il présentait le même tableau de déficits dans les deux langues bien que l’expression orale et l’écriture soient un peu plus faibles pour le japonais.

 

L’existence de déficits différents pour des langues acquises dans des contextes différents trouve une autre explication auprès de Paradis (1999). Pour lui, lorsque la deuxième langue du bilingue a été acquise tardivement, il se peut que d’autres zones du cerveau soient activées quand le bilingue l’utilise par rapport à sa langue maternelle. Néanmoins, il considère que les compétences linguistiques des deux langues sont représentées au même endroit du cerveau, mais il pense qu’un bilingue qui a appris sa seconde langue tardivement ne maîtrise pas parfaitement la langue et qu’il doit avoir recours à des moyens de compensation, par exemple en se servant de ses compétences pragmatiques. Et c’est l’utilisation de ces moyens qui va provoquer l’activation d’autres régions du cerveau quand le bilingue utilise sa seconde langue.

 

Pour Ovcharova (1968)[9], le différence de structure entre les différentes langues va aussi influencer leur récupération. Pour elle, au plus ces langues auront des structures similaires, au plus leur récupération risque de se passer de la même manière.

Cette hypothèse est soutenue par ce que Sasanuma et Park (1995) ont observé chez un de leurs patients bilingues coréen-japonais. Ces deux langues sont en fait structurellement semblables à beaucoup de points de vue. Elles s’attendaient donc à ce que d’une part, les déficits e
t la récupération soient similaires dans les deux langues et à ce qu’un transfert des effets obtenus dans une langue s’effectue. Ainsi, une thérapie du langage avait été mise en place uniquement en coréen avec un de leur patient. Après trois mois de thérapie, Sasanuma et al. notent une amélioration significative dans les quatre modalités et dans les deux langues (sauf pour la modalité écrite en japonais). On peut donc voir qu’il y a eu un transfert entre les acquisitions effectuées en coréen vers le japonais. Ceci nous fait aussi penser qu’une récupération similaire ou un transfert dépend plus de la similarité structurelle que de l’âge d’acquisition ou que du contexte d’acquisition qui étaient très différentes pour chacun des cas étudiés par Sasanuma et al.



<[1] Lebrun, Y. (1982). L’aphasie chez les polyglottes. Linguistique, 18, 129-144, cité dans Paradis, 1989.

[2] Pick, A. (1921). Zur erklärung gewisser ausnahmen von der sogneannten ribotschen regel. Abhandlungen aus der neurologie, psychiatrie, psychologie und ihren grenzgebieter. 151-167, cité dans Paradis, M. (1989).

[3] Pötzl, O. (1925). Über die parietal bedingte aphasie und ihren einfluss auf das sprechen mehrerer sprachen. Z. Gestamte Neurol. Psychiatrie, 96, 100-124.

[4] Pitres, A. (1895). Etude sur l’aphasie. Revue de Médecine (Paris), 15, 873-899, cité dans Obler, L. K., Albert, M. l. (1977).

[5] Ribot, T. (1881). Les maladies de la mémoire. Paris : Librairie Germer Bailliere et Cie. 146-147, cité dans dans Obler, L. K., Albert, M. l. (1977).

[6] Minkowski, M. (1927). Klinischer beitrag zur aphasie bei polyglotten, speziell im hinblick auf das schweizerdeutsche. Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, 21, 43-72, cité dans Paradis, M., Goldblum, M.-C. (1989)

[7] Leischner, A. (1948). Uber die aphasie der mehrsprachigen. Archiv fuer Psychiatrie und Nervenkrankerheiten, 10, 731-775, cité dans Perecman (1984).

[8] Lambert, W., Fillenbaum, S. (1959). A pilot study of aphasia among bilinguals. Canadian Journal of Psychology,13, 28-34, cité dans Paradis, M., Goldblum, M.-C. (1989)

[9] Ovcharova, P., Raichev, R., Geleva T. (1968). Afaziia u poligloti. Nevrol. Psikhiatr. Nevrokhir. , 7, 183-190, cité dans Paradis, M. (1989).

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