Auteurs: Georg Goldenberg and Franziska Karlbauer
Revue: Cortex, 1998, 34, 471-491
Les auteurs présentent l’étude d’un patient souffrant d’un trouble de la dénomination qui est spécifique à la modalité visuelle, et cela suite à un accident vasculaire de l’artère cérébrale postérieure gauche. Il y avait aussi plusieurs petites lésions sous- corticales au niveau frontal gauche. Le splenium du corps calleux et le forceps majeur étaient également touchés.
Le patient, WH, présentait une hémianopsie droite ; son langage était fluent, sans troubles articulatoires, sans erreurs phonologiques et sans agrammatisme. Le manque du mot était compensé par des circonlocutions. L’écriture n’était que peu altérée mais il ne pouvait lire que de façon hésitante et lettre par lettre. Il ne pouvait dénommer les couleurs bien qu’il les reconnaisse et qu’il puisse donner les noms des couleurs en réponses à des questions.
Un an après son accident, le manque du mot en langage spontané était réduit aux noms propres et aux chiffres et la lecture était lente mais correcte. Les troubles d’accès aux mots semblaient ne persister qu’en dénomination d’images.
En résumé, les auteurs démontrent que :
– Les traitements perceptuels ne sont pas en cause.
– Les tâches de décision objet/non objet sont parfaitement réalisées, les représentations structurales visuelles (pré-sémantiques) étant donc bien préservées.
– L’accès à la sémantique à partir d’images est altéré (appariements par associations contextuelles, catégorielles, production de gestes d’utilisation au départ d’images mal dénommées, réponses à des questions ouvertes quant aux propriétés d’objets présentés visuellement et mal dénommés).
– WH peut cependant juger de l’exactitude (ou non, dans une moindre mesure) d’une propriété si celle-ci lui est dite.
– Le système sémantique lui-même est cependant préservé puisqu’il n’y a aucune difficulté d’accès aux informations sémantiques lorsque l’entrée est verbale.
– Les dénominations en modalité tactile, les dénominations de sons et les dénominations à partir de définitions ne permettent pas d’exclure un trouble d’accès aux représentations lexicales à partir de la sémantique. WH présente d’ailleurs certains phénomènes de « mot sur le bout de la langue ». Mais ceci ne permet certainement pas d’expliquer les difficultés disproportionnées qu’il présente lorsque la tâche de dénomination concerne des objets vus.
– Dans des tâches d’appariement d’un mot à des images, il ne commet pas d’erreurs sauf si le nom d’un distracteur sémantiquement lié est proposé alors que l’image de celui-ci n’est pas présente.
Dans ce cas, WH a tendance à accepter l’image du distracteur sémantique pour le mot proposé.
Tout ce qui précède conduit à situer le déficit fonctionnel de WH au niveau de l’accès à la sémantique à partir des représentations structurales visuelles.
Ce qui suit va permettre de tenter une interprétation plus précise du déficit.
– La dénomination tactile de WH peut être altérée par la vision préalable ou simultanée de l’objet. Ainsi, la vision des objets interfère avec les capacités de dénomination tactile chez WH.
Les réponses de l’hémisphère gauche (celui qui parle) de WH sont donc guidées par les informations visuelles et c’est la présence (et non l’absence) d’informations visuelles au niveau de cet hémisphère gauche qui conduit aux paraphasies.
– La dénomination d’actions est relativement bien préservée, mais la dénomination de photos d’actions avec objet est moins bonne que la dénomination de photos d’actions intransitives.
– La familiarité des objets (corrélée avec la fréquence des mots) à dénommer accroît le taux d’erreurs commises par WH, et augmente surtout le nombre de persévérations.
– Ses erreurs sont pour l’essentiel des paraphasies sémantiques, des persévérations et des circonlocutions. WH est le plus souvent conscient de ses erreurs, mais lorsqu’il fournit une réponse correcte, il lui arrive de la nier. Il reconnaît par contre toujours le mot correct lorsque celui-ci est fourni par l’examinateur.
Cette étude des troubles présentés par WH est suivie d’une tentative de théorie explicative des observations. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un modèle puisque les suggestions faites ne permettent pas d’en extraire des prédictions claires à tester dans le futur. Cependant cette théorie et la flexibilité de son pouvoir explicatif devraient aider à rendre compte d’une grande variabilité de troubles de la dénomination.
L’idée essentielle est de considérer que les erreurs de dénomination sont le résultat de l’activité conjointe de deux mécanismes au sein d’un système sémantique unitaire : activation et inhibition.
La vue d’un objet n’activerait pas que la représentation qui lui correspond mais aussi diverses informations et concepts reliés.
Par ailleurs, au sein du système sémantique, il y aurait des connexions inhibitrices entre les représentations des objets.
Et lors d’une tâche de dénomination visuelle, le système sémantique entrerait dans un état de stabilité lorsque les influences inhibitrices d’une représentation ont réussi à « éteindre » l’activation des représentations coactives. Pour supprimer la « concurrence », l’activation de la représentation correcte devrait excéder un seuil, c’est-à-dire un niveau absolu d’activité ou un certain degré de différence d’activité entre la représentation en question et celle des représentatives coactives et concurrentes.
Dans un cas comme celui de WH, la transmission des informations visuelles au système sémantique serait altérée. Les informations transmises seraient suffisantes pour activer la représentation de l »objet correct plus que celle des concurrents, mais elle serait insuffisante pour annihiler l’activité des représentations coactives. En d’autres termes, le système sémantique ne pourraiT atteindre un état stable. Et c’est ceci qui mènerait à des conflits de réponses.
Admettant cette théorie explicative, comment peut-elle rendre compte des observations faites chez WH ?
– Lorsque WH entend le nom de l’objet, il y aurait une augmentation de l’activation de cette représentation au-delà du seuil nécessaire à l’inhibition réussie des concurrents. Ceci expliquerait que la disconnexion visuo-verbale est essentiellement uni directionnelle et n’apparaît pas dans le sens verbo-visuel.
– Cependant, lorsqu’il entend le nom d’un objet sémantiquement relié à la cible, il y aurait une diminution de la différence d’activation entre la représentation correcte et cette représentation concurrente. Ce qui augmenterait la probabilité d’accepter le nom de cette dernière pour la cible ou, si l’on préfère, ce qui augmenterait les difficultés à rejeter ce nom.
– Un mécanisme similaire à celui-ci permettrait d’expliquer, d’une part pourquoi WH n’a pas de difficultés à reconnaître les attributs sémantiques corrects d’un objet lorsque ceux-ci sont exprimés par l’expérimentateur et, d’autre part, pourquoi il a difficile à rejeter des propositions erronées et pourquoi il ne peut exprimer ces attributs des objets en réponse à des questions ouvertes.
– Afin de rendre compte de la difficulté qu’éprouve WH (mais tout ceci est évidemment transposable à des observations similaires chez d’autres patients) à reconnaître une bonne réponse lorsque celle-ci est directement produite par lui-même, les auteurs envisagent, de façon sans doute un peu ad hoc, l’existence de connexions inhibitrices qui vont des représentations phonologiques de sortie aux représentations phonologiques d’entrée.
– Quant à la palpation d’un objet vu, elle renforcerait la représentation de l’objet correct et la dénomination est serait facilitée. Mais, l’effet facilitateur serait moins important que celui engendré par l’audition du mot. Et le transfert des informations visuelles au système sémantique prévaudrait sur le transfert des informations tactiles, ce qui expliquerait que, en cas d’altération du transfert visuo-verbal, la dénomination tactile seule est meilleure que la dénomination à la fois visuelle et tactile.
– L’effet paradoxal de la familiarité des objets, lequel augmente le nombre de persévérations produites par WH, est interprété comme résultant du fait que les objets les plus familiers entretiennent, au sein du système sémantique, des associations plus nombreuses et plus fortes avec d’autres objets ou avec d’autres informations. Ce qui naturellement augmenterait l’instabilité du système.
– La meilleure dénomination des actions (toujours en cas d’altération du transfert des informations visuelles au système sémantique) serait, dans un raisonnement similaire, due au fait que les représentations sémantiques des actions sont en général plus étroites que celles des objets.
– Enfin, l’importance des mécanismes inhibiteurs dans la genèse des troubles de la dénomination est particulièrement bien mise en évidence par les persévérations enregistrées chez certains patients. Et, pour WH, il faut envisager une altération supplémentaire de ces connexions inhibitrices au sein du système sémantique. En effet, la production d’une réponse correcte devrait abolir l’activation des autres représentations qui ont été activées et, ainsi, « remettre le système à zéro ». Cependant, si ces connexions inhibitrices sont altérées, les représentations concurrentes qui ont été activées peuvent demeurer anormalement actives. Et, si la présentation ultérieure (parfois même longtemps après) d’un objet diffuse de l’activation à ces représentations
restées actives, ceci donnera lieu à des persévérations (du mot lui-même ou de l’un de ses associés sémantiques). Ces persévérations devraient aussi être plus fréquentes pour les objets ou concepts qui ont un réseau sémantique large.
N.B.
1. Je rajouterai que, contrairement à la production d’une réponse correcte qui conduit normalement à une extinction de l’activation de la représentation correspondante, la production d’une erreur à un moment ou un autre ET la conscience de celle-ci devrait, selon le même raisonnement, entraîner un accroissement de l’activation du concept erroné. En cas de déficit des mécanismes d’inhibition, on devrait dès lors s’attendre à ce que les persévérations fassent plus souvent resurgir d’anciennes erreurs que d’anciennes réponses correctes.
C’est du moins ce que je crois avoir observé, de façon très empirique, chez certains patients.
2. La description d’un patient tel que WH, qui présente des troubles spécifiques et « localisables » dans une chaîne de traitement, et l’interprétation qui en est faite peut nous aider à comprendre ce qui se passe chez des patients dont les troubles sont plus diversifiés.
3. Pour de premières idées concernant les processus qui contrôlent ou modulent l’activité au sein du système lexical, vous pouvez consulter le message n°4 du groupe PONTT.
En espérant que cette présentation vous conduise et vous aide à lire l’article.
http://www.masson.it/
http://www.cortex-online.org