Le travail, dont je vous propose la première partie aujourd’hui, est celui d’Emilie Guiltçou. Il a été réalisé dans le cadre de son stage (Master 2 en logopédie) au Centre Neurologique William Lennox à Ottignies.
La suite vous sera fournie dans un ou deux jours, le temps pour moi de remettre les choses en forme pour pontt.
Je te remercie énormément, Emilie, pour ce travail passionnant. Ne m’en veux pas si j’ai parfois très légèrement modifié ton texte, surtout dans cette première partie.
J’espère que les visiteurs du blog seront aussi intéressés que moi par ta présentation et qu’elle mènera à des discussions constructives.
Etude de la mémoire sémantique au regard de la dissociation « Démence sémantique / Déficit sémantique post-AVC »
Le travail de recherche rapporté ici consiste en une étude comparative de deux pathologies impliquant des déficits sémantiques : d’une part la démence sémantique et d’autre part l’aphasie vasculaire qui se manifeste par un trouble sémantique global. Ces deux pathologies seront respectivement notées « DS » et « AVC-S » par la suite. Une revue de la littérature (notamment les études de Jefferies et al. datant de 2006, 2007 et 2008), nous permettra de constater que la dissociation DS/AVC-S, en termes de déficit sémantique, nous fournit un certain éclairage quant à l’organisation et quant au soubassement cérébral de la mémoire sémantique. Par ailleurs, le lien entre fonctions exécutives et langage (les représentations sémantiques amodales ici) se verra illustré et explicité.
Ainsi, cette recherche a pour objectif premier de mettre en lien (ou en confrontation) des éléments cliniques observés chez des groupes de patients avec certaines notions ou hypothèses théoriques. Le second objectif, plus spécifique à la pratique logopédique en aphasiologie, consiste à marquer l’intérêt (voire l’importance) de cette recherche théorique afin d’adapter la prise en charge logopédique au profil neurolinguistique et neuropsychologique du patient.
Préalablement à la présentation des informations mises en évidence par l’étude de patients DS et AVC-S, procédons à une brève description des notions théoriques sous-tendant notre recherche.
1. Notions théoriques : Mémoire sémantique, Fonctions exécutives, DS et AVC-S
D’abord, rappelons que la mémoire sémantique, concept défini par Tulving (1972), est considérée comme un processus cognitif fondamental pour la compréhension/production du langage, la perception des objets et visages, etc.
Distinct de la mémoire épisodique au sein de la mémoire à long terme, le système sémantique est généralement défini comme le « système représentant en mémoire l’ensemble de nos connnaissances conceptuelles à propos du monde » (Samson, 2001, p.103). Ainsi, ce type de mémoire se voit affranchi de références spatio-temporelles et spécifiques à l’individu, et est considéré comme « didactique et culturellement partagé » (Gil, 2002, p.179). Par sa position centrale au sein de l’architecture générale du lexique mental, il gère également la signification des mots et des informations parvenant à la conscience de l’individu via le canal des sens. En effet, le système sémantique serait localisé à l’interface entre les modules d’entrée (c’est-à-dire le lexique phonologique d’entrée, le stock de représentations structurales et le lexique orthographique d’entrée) et les modules de sortie (à savoir les lexiques phonologique et orthographique de sortie).
Dans le cadre théorique de cette revue (voir Rogers et al, 2004), il est important de noter que les connaissances sémantiques (encyclopédiques, visuelles, auditives, somesthésiques ou motrices, …) que nous avons des objets sont abstraites de l’activation interactive qui nous vient des représentations perceptuelles spécifiqes à chaque modalité et des mots que nous utilisons pour les décrire. C’est en ce sens que l’on parle de représentations sémantiques amodales qui « émergent » dans un système unique, le cortex associatif en liaison étroite avec les aires perceptives et langagières. Une altération de ce système sémantique est supposée devoir altérer (à des degrés différents peut-être) toutes les tâches sémantiques, que celles-ci soient verbales ou non verbales. En ce sens, l’aphasie progressive primaire fluente (APPf) par exemple ne devrait pas exister en tant qu’atteinte exclusive des performances aux tâches sémantiques verbales (voir Adlam et al, 2006 pour une discussion et une tentative de démonstration). Et, toujours dans ce cadre, la DS n’est pas une APPf + (« + » signifiant, comme l’a suggéré Mesulam auquel revient la classification même des APP selon l’axe de la fluence – 1982 ; In Mazaux, Pradat-Diehl, & Brun, 2007; In Gil, 2002 -, qu’il y aurait, en plus d’un trouble sémantique « verbal », une agnosie associative et une prosopagnosie).
L’altération des représentations sémantiques doit donc engendrer un trouble de la compréhension des mots isolés (en modalité auditive et/ou visuelle écrite), des difficultés à saisir la signification d’objets présentés visuellement, ou encore un déficit en production de mots (tant à l’oral qu’à l’écrit) [Samson, 1999, p.106]. Précisons que ce trouble sémantique global peut s’observer dans différents contextes (notamment suite à une encéphalite herpétique, dans la maladie d’Alzheimer, en cas de DS, etc.). Il peut cependant être discret dans le cas d’une atteinte limitée aux propriétés conceptuelles spécifiques des objets (au sens large du terme).
Concernant les fonctions exécutives, celles-ci renvoient à un ensemble de processus contrôlés visant à faciliter l’adaptation à des situations nouvelles (par exemple, les processus d’inhibition), situations lors desquelles les routines d’actions -ou processus automatiques- ne suffisent pas (Van der Linden, Meulemans, Seron, Coyette, Andrès, & Prairial, 2000). Ainsi, Rabbitt (1997) considère que la mise en oeuvre du système exécutif se fait sous certaines conditions (interdépendantes) : le contrôle exécutif intervient lors de tâches nouvelles, requérant la récupération consciente et active d’informations en mémoire, etc. Par exemple, de tels processus s’avèrent indispensables pour inhiber la production de réponses habituelles mais inappropriées au contexte, ou encore pour coordonner la réalisation simultanée de deux activités …
En outre, dans une étude de Smith & Jonides (1999), les processus exécutifs, en tant qu’un des deux composants de la mémoire de travail (l’autre étant un module de stockage à court terme), se voient attribuer le cortex préfrontal comme soubassement cérébral. En effet, faisant une revue de littérature à ce propos, les auteurs constatent que les patients cérébrolésés au niveau préfrontal souffrent d’atteintes sélectives de certains processus exécutifs.
Enfin, comme notre travail de recherche aborde deux pathologies précises, il semble important de fournir, pour chacune d’entre elles, une définition sur laquelle s’accordent à peu près les auteurs dans la littérature.
La DS, tout d’abord, renvoie à un terme proposé par Snowden, Goulding, & Neary (1989) en vue d’aborder l’aspect nosologique d’un syndrome initialement décrit par Warrington (1975). Depuis, pour des raisons cliniques et histologiques, cette pathologie s’est vue rapprochée de la démence frontotemporale (DFT), certains auteurs allant même jusqu’à la considérer comme la variante temporale de la DFT (Belliard, 2006).
En cas de DS, le trouble de la mémoire sémantique implique en effet des perturbations multimodales dépassant la sphère du langage. Les déficits traduisent la perte progressive et sélective des connaissances sémantiques. Ainsi, alors qu’apparaissent des difficultés majeures tant au niveau du langage (anomie sévère avec paraphasies sémantiques, et trouble de la compréhension lexicale) que pour l’identification des objets et personnes, on observe une préservation des aspects « non sémantiques » (à savoir les niveaux phonologique, syntaxique, etc., la fluence du discours, le traitement visuo-sémantique, et les capacités de raisonnement) [Belliard, 2006]. Etant une maladie dégénérative, les troubles du langage connaissent une évolution aggravative au fil des années : apparition d’abord d’un manque du mot, puis d’un trouble de compréhension lexicale qui va mener à une réduction du vocabulaire. Le langage devient alors non-fluent, jusqu’au mutisme avec grommellements. En outre, chez ces patients, survient un syndrome extrapyradimal avec hypertonie, et précisons que l’état grabataire est atteint en quelques années.
Quant à la seconde pathologie au centre de notre recherche, l’appellation « AVC-S » permet de spécifier le type de trouble phasique (avec « S » pour sémantique) ainsi que le contexte d’apparition de celui-ci (d’où « AVC » pour accident vasculaire cérébral). De prime abord, une telle définition peut paraître large et imprécise, mais l’intérêt d’une comparaison « DS versus AVC-S » est justement de prendre pour point de départ deux pathologies présentant un trouble multimodal de la compréhension (depuis minimun un an), similaire au niveau quantitatif mais différent qualitativement lors de tâches sémantiques (voir plus loin). Ainsi, dans les études comparatives de Jefferies et al. (2006, 2007, 2008), les auteurs constituent leur groupe expérimental AVC-S en sélectionnant des patients dont le profil d’aphasie semble proche de celui des patients DS (déficits multimodaux de la compréhension, relative fluence de la parole).
Dans notre revue de littérature, sous l’appellation AVC-S, nous pourrons donc trouver des patients souffrant d’une aphasie transcorticale sensorielle, d’une aphasie de Wernicke ou d’une aphasie globale. Par ailleurs, l’équipe de chercheurs menant ces études va contrôler la préservation du niveau phonologique (notamment via la répétition de mots isolés) de ces patients AVC-S, ceci en vue de les comparer aux DS lors de mêmes tâches sémantiques (par exemple, la dénomination d’images avec amorçage phonémique progressif (Jefferies, Patterson, & Lambon Ralph, 2008)
2. Informations mises en évidence par les études menées avec les DS et les AVC-S
2.1. Une distinction neuro-anatomique
Dans un premier temps, selon plusieurs travaux, l’atteinte sémantique (à savoir la caractéristique commune aux deux pathologies) se voit associée à des aires cérébro-lésées différentes selon la pathologie. En effet, les patients DS présentent une atrophie bilatérale du lobe temporal antérieur (Jefferies, & Lambon Ralph, 2006 ; Mummery, Patterson, Price, Ashburner, Frackowiak, & Hodges, 2000 ; Nestor, Fryer, & Hodges, 2006). Par contre, le trouble multimodal de la compréhension en contexte d’aphasie vasculaire semble se traduire par des lésions cérébrales gauches au niveau préfrontal et/ou temporopariétal (Berthier, 2001 ; Chertkow, Bub, Deaudon, & Whitehead, 1997 ; Jefferies & Lambon Ralph, 2006). Le lobe temporal antérieur n’est que très rarement atteint en cas d’AVC.
Précisons que les études comparant directement les DS et les AVC-S apportent certaines informations quant aux rôles spécifiques de ces différentes régions cérébrales dans la mémoire sémantique (voir 2.3).
2.2. Un trouble de la compréhension qualitativement différent
Constatant l’absence de comparaison directe entre DS et AVC-S (où l’on utiliserait les mêmes tâches sémantiques chez les deux groupes), Jefferies & Lambon Ralph (2006) décident de remédier à cette situation. Pour la première fois, une étude comparative est mise au point : chez deux groupes de patients atteints d’un déficit sémantique (10 DS et 10 AVC-S), est appliquée la même batterie de tâches sémantiques (tant verbales que non verbales). Cette batterie permet notamment le testing des différentes modalités d’entrée en utilisant les mêmes items et la vérification de différents types de jugement sémantique.
Par ailleurs, en vue d’identifier l’origine exacte des déficits sémantiques chez ces patients (un trouble d’accès au système sémantique, ou une atteinte du système lui-même ? Cf 2.3. Mémoire sémantique : Apports spécifiques de la DS et de ‘AVC-S), les auteurs réalisent une analyse qualitative de leurs performances. Ainsi, ils vérifient la présence des trois éléments suivants : consistance à travers les différentes épreuves, effet defréquence/similarité, et effet d’amorçage sur la récupération sémantique. Apparaît alors le phénomène suivant : malgré un échec dans les mêmes tâches sémantiques et des résultats quantitatifs équivalents, les deux groupes diffèrent nettement au niveau qualitatif.
Concernant le groupe de patients DS, les auteurs relèvent une consistance, non seulement au niveau des performances à travers les différentes tâches sémantiques, mais aussi au niveau des items en cas d’utilisation des mêmes dans différentes modalités d’entrée. Par ailleurs, en dénomination orale d’images, les erreurs sémantiques consistent en des réponses du type coordonné ou superordonné (par exemple, « cheval » ou « animal » pour zèbre). L’analyse qualitative met également en évidence une forte sensibilité à la fréquence/familiarité des items, ceci appuyant l’hypothèse selon laquelle la fréquence d’exposition aux items conditionnerait la force des représentations sémantiques élaborées. Par exemple, celles formées à partir d’items fréquents/familiers seraient plus robustes et donc mieux préservées en cas de démence sémantique (Cf 2.3. Mémoire sémantique : Apports spécifiques de la DS et de l’AVC-S, In Rogers, Lambon Ralph, Garrard, Bozeat, McClelland, Hodges, & Patterson, 2004). A cela, s’ajoute l’absence d’un effet d’amorçage, ceci signifiant que les patients DS ne sont pas sensibles à l’indiçage phonémique en dénomination d’images.
Le groupe de patients AVC-S, quant à lui, présente des résultats tout à fait différents, voire opposés, au niveau qualitatif (par rapport aux DS). D’abord, Jefferies et al. (2006) notent une inconsistance des scores entre les différents types de tâches sémantiques (par exemple, appariement sémantique d’images versus appariement mot/image) ; néanmoins, leurs performances aboutissent à des corrélations significatives pour les items, et ce lors d’épreuves impliquant le même type de jugement sémantique et à travers différentes modalités (avec notamment le CCT, tâche d’appariement sémantique existant en deux versions -images versus mots). Ensuite, en dénomination orale d’images, les patients aphasiques produisent des erreurs sémantiques de type associatif (par exemple, « noisettes » pour écureuil), celles-ci n’étant jamais observées en cas de DS. Cependant, alors que l’analyse qualitative met en évidence l’absence d’un effet de fréquence/familiarité des items, l’épreuve de dénomination d’images se voit facilitée par les amorces phonémiques, ceci traduisant donc une sensibilité à l’amorçage phonémique.
Par conséquent, comme cette étude comparative démontre la présence de différences qualitatives, au niveau sémantique, entre les DS et les AVC-S, Jefferies et al. (2006) concluent à un déficit de la mémoire sémantique qui serait de nature différente selon la pathologie : une dégradation du stock sémantique amodal en cas de DS, mais un déficit des processus exécutifs permettant un contrôle de l’activation sémantique chez les AVC-S.
2.3. Mémoire sémantique : Apports spécifiques de la DS et de l’AVC-S
Merci pour ces informations théoriques passionnantes.Vivement la suite…