5. Quels outils externes pour qui?
Le choix d’un moyen quelconque dépend évidemment de la population à laquelle il s’adresse. Je définirais celle-ci comme celle des aphasiques dont la communication verbale (orale ET écrite, en production ET/OU en compréhension) est largement déficitaire et ce de façon définitive OU temporaire. Notez ici que la définition de la population ciblée est suffisamment large et permet d’y inclure des patients qui ne sont pas catégorisés dans les aphasiques globaux.
Parmi les aides non-verbales à la communication, on peut envisager des sortes de prothèses ou d’orthèses (Bachy-Langedock, 1991). À titre d’exemple, il existe des appareils portables qui émettent des phrases préenregistrées. On peut aussi imaginer (e. a. Colby & coll., 1981), pour pallier un manque du mot chez un patient qui aurait conservé un accès partiel au lexique orthographique de sortie, un appareil qui fournirait une liste de mots candidats possibles sur base de la ou des premières lettres et sur base de réponses à des questions quant à la catégorie, la fonction … du référent du mot recherché. Sans rejeter a priori ces techniques, il faut bien reconnaître que, sans plus, elles seront sans doute d’une utilité très modérée pour une large part de la population qui nous intéresse, les aphasiques sévères.
De nombreuses études ont par ailleurs cherché à savoir si l’on pouvait apprendre aux aphasiques des langages gestuels tels que ceux utilisés par les sourds-muets (Coelho & Duffy, 1987, 1990; Kirshner & Webb, 1981) ou des véritables langages visuels composés de symboles totalement arbitraires (Glass, Gazzaniga & Premack, 1973) ou picturaux ou idéographiques, comme le Bliss. Sans nier l’intérêt théorique de ces travaux, on admet aujourd’hui (voir Kraat, 1990 et ce qui suit à propos des carnets de communication) que, malheureusement, ces approches n’ont pu avoir que des retombées mineures dans la vie quotidienne des aphasiques. Et pour cause : lorsque de tels systèmes ont été soumis à un apprentissage systématique, l’objectif premier n’était pas de satisfaire les besoins de communication des aphasiques. Au mieux, du point de vue du patient, a-t-on cherché (avec un certain succès) à « débloquer » la production ou la compréhension de mots en les associant à des gestes symboliques (voir Kraat, 1990, pp. 322 & 326). Ce qui était manifestement visé, dans l’essentiel des recherches, concernait la connaissance de l’aphasie et des processus cognitifs impliqués dans l’apprentissage de ces systèmes alternatifs. Le but était de démontrer que certains aphasiques sévères peuvent apprendre à utiliser, en situation contrôlée, des référents non-verbaux relativement abstraits en lieu et place des référents verbaux qu’il ne peut utiliser.
À la question ainsi posée, les recherches ont, avec des limites certaines, apporté une réponse positive, du moins si les référents verbaux considérés sont des mots en modalité orale. Funnell & Allport (1989) ont en effet montré que les capacités d’apprentissage et d’utilisation des symboles Bliss par les aphasiques globaux chroniques ne surpassent pas leurs capacités à apprendre et à utiliser les mots écrits correspondant aux symboles visuels. Le degré de maîtrise d’un système symbolique non-verbal (visuel ou gestuel, voir e. a. Coelho et Duffy, 1987) est le reflet de la maîtrise du langage naturel par l’aphasique, ces systèmes étant apparemment médiatisés par des processus identiques. Et l’on voit dès lors mal comment de tels systèmes non-verbaux pourraient être des alternatives avantageuses pour le patient aphasique.
Reste alors, encore et peut-être malgré tout, l’idée d’instaurer des carnets visuels de communication (Croisier, 1996; Parent, 1999; Rod-Metraux,1996) à finalités multiples ou spécifiques, personnalisés et dont les relations signifiant/signifié sont exemptes d’arbitrarité (voir e. a. Seron & coll., 1996).
Mais encore faut-il en connaître les limites (et ne plus se contenter de les REconnaître a posteriori), la principale étant sans doute de ne pas retomber dans les travers dénoncés ci-dessus. L’objectif n’est ainsi pas de chercher à amener un aphasique, dont les compétences syntaxiques et sémantiques sont profondément altérées, à accéder à un réel langage visuel dont la richesse est fondée sur le principe de la polysémie des images et/ou sur la grammaire de la langue. À moins que les troubles du patient soient limités aux dernières étapes de la production verbale (un trouble de la parole plus que du langage), ce genre de support paraît inabordable -en tant qu’outil de communication efficace – pour la très grande majorité des aphasiques.
Un carnet de communication ne doit en réalité pas donner lieu à une communication syntaxiquement achevée et il ne devrait donc pas être organisé selon des critères de classes grammaticales des mots. En ce sens, même des systèmes comme le VIC (Visual Communication, Gardner & coll., 1976) ou le C-VIC (la version informatisée, Steele & coll., 1989) ne paraissent pas être de bons candidats. En effet, ici des formes géométriques simples et des dessins au trait (certains étant animés dans les versions récentes du C-VIC, Weinrich & coll., 1989) doivent être disposés linéairement en respectant l’ordre canonique de la langue. Le VIC peut dès lors éventuellement se révéler être un outil de diagnostic et, peut-être, de rééducation à visée linguistique (voir e. a. Goodenough-Trepagnier, 1995; Weinrich & coll., 1995). Mais il ne devrait pas être envisagé sous l’angle de la communication facilitée. Même s’il semble effectivement démontré que certains aphasiques globaux peuvent, au prix d’un long travail, être en quelque sorte conditionnés à agencer les éléments du VIC en structures syntaxiques simples, le niveau de performance atteint ne conduit pas à une utilisation pragmatique satisfaisante.
Sans entrer dans la discussion, notez en outre que ces capacités d’apprentissage du système ne permettent peut-être pas non plus de répondre à la question princeps de savoir si l’une quelconque des opérations cognitives déficitaires dans le langage des aphasiques se révélerait être fonctionnelle lors de l’utilisation du VIC (voir Weniger, 1995).
Par ailleurs, il est évident que, par nature, un carnet non-verbal de communication ne permettra qu’une communication limitée. Ceci a pour conséquence que le carnet devrait être perçu comme un moyen de communiquer parmi d’autres. L’instauration d’un carnet ne devrait en réalité jamais avoir pour but d’en faire LE moyen par excellence de communication de l’aphasique. Au contraire, il ne devrait, à mon sens, être conçu que comme un outil de dernier recours : à utiliser dans les situations concrètes où les moyens linguistiques et pragmatiques de type 1 ne suffisent pas ou lorsque ceux-ci sont trop lents à aboutir.
De plus, il faut être conscient du fait que le carnet tel qu’il est envisagé ici nécessitera une collaboration active de l’interlocuteur qui devra interpréter le message en fonction du contexte et de ce qu’il sait ou croit savoir des désirs du patient. Accepter la communication non-verbale des aphasiques implique aussi que nous apprenions à communiquer (comme récepteur ET comme émetteur) de façon non-verbale.
Enfin, et dans le même sens, les carnets – au même titre que les gestes ou les dessins- ne devraient pas être considérés comme des outils propres au patient. Cette façon de les concevoir est non seulement dévalorisante pour l’aphasique mais aussi pour l’outil lui-même qui sera alors désinvesti par l’entourage. En tant qu’outil facilitateur d’ÉCHANGES, il est essentiel de l’intégrer aux autres et d’amener l’entourage à l’intégrer également dans SES moyens de communication AVEC l’aphasique.
On peut d’ailleurs se demander si les succès plus que mitigés qu’ont eus les carnets à ce jour ne sont pas dus à la non-reconnaissance ou à la non-acceptation de ces limites.
Si, malgré ces limites, on admet l’utilité potentielle des carnets de communication (ou éventuellement d’une ou de plusieurs planches de communication à usage plus local), diverses questions, non indépendantes les unes des autres, se posent encore. Il s’agira de décider du ou des types de représentations imagées que l’on utilisera. Il s’agira aussi de choisir une méthode d’organisation des items. Il faudra également décider de la façon dont on construira l’aide: construira-t-on les carnets au cas par cas?, ou utilisera-t-on un carnet standardisé?, ou bien encore partira-t-on d’un carnet de base aisément personnalisable et adaptable?. Enfin, quand et comment présentera-t-on le carnet au patient et à son entourage et quelles stratégies, fondées sur l’organisation interne du carnet, pourra-t-on mettre en œuvre pour apprendre aux intéressés à utiliser efficacement l’outil?
Seron et coll. (1996) définissent certaines contraintes imposées par les finalités pragmatiques des carnets de communication. Ces contraintes devront être évaluées et faire l’objet de choix de la part du rééducateur qui met en place un système facilitateur de communication. Il s’agit
– de la transparence (ou du degré d’iconicité des signes),
– de la commodité d’usage (transportabilité, rapidité d’utilisation ou de recherche des informations),
– de l’extension (la richesse lexicale) et de la complexité combinatoire (degré d’élaboration syntaxique qu’il permet),
– et enfin des compétences cognitives résiduelles des patients : comme le notent Funnel & Allport (1989), si les symboles ne sont pas mieux traités que leurs contreparties verbales, le système alternatif ne peut être bénéfique.
– J’y ajouterai la commodité de réalisation.
Pour ce qui est des types de représentations imagées, je propose, pour des raisons de transparence, d’exclure les idéogrammes et de favoriser au maximum les dessins et les photos par rapport aux pictogrammes. Dans la mesure du possible, ces photos et dessins devraient être en couleur, ne fut-ce que pour le côté “agréable à regarder” mais aussi parce que la recherche visuelle d’un élément sur une page en est grandement facilitée (rapidité dans la recherche des informations). Ce choix implique que l’on dispose d’une vaste collection de photos et d’images adaptées aux nécessités des carnets (taille, clarté…).
Certains objecteront sans doute qu’il est possible de se contenter d’images découpées dans les magazines, les publicités etc… Par expérience, les orthophonistes savent à quel point cette façon de procéder est peu satisfaisante. Par ailleurs, elle implique que l’on choisisse de créer les carnets au cas par cas (on recoupe chaque fois de nouvelles images) ou d’utiliser un carnet standardisé qui, par définition, laisse peu de place aux adaptations. Or, justement, il semble que ce sont ces façons de procéder qui mènent à l’échec des carnets. En effet, créer les carnets au cas par cas demande une telle énergie de la part du thérapeute qu’il rend quasi inévitable l’abandon des rééducations linguistiques. Et cet abandon, délibéré ou non, est la source essentielle du rejet de l’outil par le patient et, peut-être plus encore, par l’entourage. Notons aussi que cette façon de faire interdit quasi ipso facto de soumettre le matériel, son organisation et les procédures d’apprentissage à une quelconque analyse.
Probablement conscients de cette difficulté, certains ont tenté de commercialiser des carnets standardisés. Bien qu’on ne puisse qu’apprécier les efforts réalisés en ce sens, force est de constater qu’ils ont peu d’échos auprès des orthophonistes et des aphasiques. Et ce pour de bonnes raisons dont la plus sérieuse est certainement qu’ils sont difficilement adaptables aux désirs personnels de chaque patient en particulier. Or, un carnet doit être quelque chose qui “vit“ en fonction de l’évolution des besoins de l’aphasique qui se l’approprie.
La solution adoptée est alors de créer un carnet “de base” qui, dès le départ, est personnalisé au niveau de certaines rubriques comme les personnes représentées (famille, amis…), les lieux ou certains centres d’intérêt. Pour les autres rubriques, elles seront standardisées, mais aisément adaptables. Cette condition impose de réaliser d’abord le carnet de base sur un support informatisé.
Nous reviendrons sur cette suggestion plus loin car, pour l’instant, il reste à définir le moment idéal pour proposer un carnet de communication et la façon de l’introduire. En fonction des réponses à ces questions, il restera à préciser les informations que l’on souhaitera mettre dans le carnet de base, la manière de les organiser et les procédures d’apprentissage que l’on mettra en place.
6. Quand et comment présenter l’aide externe?
En définissant la population des aphasiques auxquels les carnets peuvent être destinés, l’accent a été mis sur le pôle compréhension de leurs déficits, et ce afin d’attirer l’attention sur une évidence souvent oubliée : l’aide externe que l’on proposera s’adresse autant à l’entourage du patient qu’au patient lui-même. Nous partirons dès lors du principe, opposé à ce qui est communément admis, que la présentation et la construction du carnet de base ne doivent être contraintes ni en se fondant exclusivement sur les besoins supposés du patient, ni en considérant ses éventuels déficits cognitifs comme des critères d’exclusion.
Il est évident que le patient doit disposer de certaines capacités attentionnelles, qu’il doit pouvoir orienter son regard sur un objet visuel déterminé et qu’il doit être capable de l’identifier, c’est-à-dire d’en extraire de l’information sémantique.
Il est tout aussi évident qu’il utilisera plus aisément un carnet de communication s’il peut pointer des objets et s’il est spontanément enclin à le faire dans son environnement immédiat, s’il dispose de bonnes capacités d’exploration visuelle, s’il peut se concentrer sur une tâche sans être distrait, si ses capacités d’acquisition et de rétention sont bonnes et si l’accès à la sémantique est correct en modalité visuelle (bonnes capacités de catégorisation d’images, d’appariement d’images par le contexte ou la fonction…).
Et le thérapeute aura tout intérêt à évaluer au mieux ces capacités (Van Mourik & coll., 1992). Mais, de même qu’il ne viendrait à l’idée de personne de conseiller à la famille d’un patient de ne pas utiliser de gestes sous prétexte que l’on peut démontrer que le patient échoue à une tâche d’appariements de mimes et d’objets, l’altération de ces capacités cognitives ne devrait pas conduire à conclure à l’inutilité d’un carnet lors des communications avec ce patient. Tout au plus pourrait-on envisager de fournir, en plus du carnet de base, un carnet plus restreint et mieux adapté à ses difficultés, une sorte de « Pré-carnet ».
Par ailleurs, si l’on admet que l’aide externe en question est susceptible de bénéficier au patient et/ou à son entourage, il me semble que, pour proposer celle-ci, il ne faudrait attendre ni le moment où les déficits du patient seront considérés comme permanents, ni le moment où le deuil du langage oral sera éventuellement réalisé.
Nous proposons donc que ce carnet soit fourni le plus tôt possible après le début de la prise en charge orthophonique (et pourquoi pas même plus tôt). Ceci permettrait de le présenter non comme un substitut d’un langage perdu mais comme un outil parmi d’autres de compensation, a minima et ne fut-ce que temporairement, des déficits linguistiques. Présenté ainsi, le carnet ne sera plus un obstacle à la rééducation linguistique et pragmatique et pourra même être considéré comme un outil de cette rééducation ou d’apprentissage.
Comme noté ci-dessus, peu importe au départ de savoir si le patient a les capacités cognitives requises pour utiliser efficacement son carnet. Si tel n’est pas le cas, le carnet de base servira avant tout à l’entourage et sera utilisé comme support à la rééducation de difficultés sémantiques et autres. Ce faisant, le thérapeute enregistrera les capacités du patient à en apprendre l’organisation et estimera l’utilité des diverses rubriques et les aménagements à y apporter. Le rééducateur aura aussi pour fonction, durant cette période, de stimuler l’entourage à utiliser (si nécessaire) le carnet afin de se faire comprendre du patient, à proposer le carnet au patient et à orienter sa recherche en cas d’échec de communication de sa part.
Il devrait enfin être clair que le carnet de base n’est pas LE carnet du patient. Le carnet de base reste la propriété de l’orthophoniste (ou du service dans lequel le patient est hospitalisé). Seul le ou les carnets qui s’aménageront progressivement avec l’aide du patient et de son entourage pourront devenir sa propriété. Notez à nouveau que, partant d’une banque informatisée de représentations imagées et le carnet de base étant d’abord réalisé sur support informatique, il n’y a plus aucun obstacle pratique aux modifications et individualisations.
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merci bill pour cet article!
c’est exactement ce que je cherchais pour expliquer les fondements d’un carnet de com à la famille d’un patient.
Longue vie au pontt 🙂
bonjour,
Pouriez vous m\’en dire plus ou me donner des pistes?
merci
bonjour,
Il parait que la methode Gelbert parvient à l’organisation du langage oral.
Est ce que quelqu’un pourrait m’en dire plus?
merci