EFFETS DE LA CONCRETUDE DES MOTS SUITE A UNE LESION CEREBRALE : LES INTERPRETATIONS DES FAITS. (1) L’EFFET CLASSIQUE D’AVANTAGE AUX MOTS CONCRETS
Comme cela a été signalé plus haut, les résultats des sujets « normaux » à diverses tâches (apprentissage de paires associées, rappel libre ou reconnaissance mnésique, compréhension, catégorisations sémantiques …) montrent qu’il y a un avantage des mots concrets (et/ou des dessins) par rapport aux mots abstraits. De même, cet effet de concrétude est fréquemment amplifié chez les aphasiques.
Pour rendre compte de ce phénomène, au moins trois hypothèses ont été avancées : la théorie du double codage de Paivio (1971, voir e.a. Fréderix, 1995), la théorie de « la disponibilité contextuelle » proposée par Schwannenflugel et Shoben (1983, voir e.a. Bleasdale, 1987), et enfin la théorie selon laquelle le nombre et la force des liaisons conceptuelles diffèrent pour les mots concrets et abstraits (e.a. de Groot, 1989).
Dans ce message seront présentées les deux premières théories. Dans le suivant, la troisième théorie sera exposée. Viendra ensuite, en plus d’une courte analyse de ce que nous apprend l’analyse du patient DRB, une tentative d’interprétation des effets de concrétude dans les dyslexies. Enfin, nous chercherons à voir ce que l’on peut dire du patient DM qui présente un effet de concrétude inversé. La bibliographie correspondant à ces messages sera fournie avec ce dernier message sur ce thème (du moins pour l’instant, chacun étant évidemment invité à compléter les informations fournies ou à lesmettre en doute).
– La théorie du double codage
Selon cette théorie, les représentations sémantiques seraient codées dans deux systèmes qui, quoique interconnectés, seraient accessibles de façon indépendante. Le système verbal coderait, dans un format propositionnel arbitraire, les propriétés fonctionnelles ou strictement verbales attachées aux mots et aux objets. Le système imagé ou sensori-moteur, quant à lui, coderait, dans un format analogique (sous un format ayant les caractéristiques perceptuelles de l’environnement concret), les connaissances dérivées d’uneexpérience perceptive.
Les mots concrets tireraient leur avantage du fait qu’ils sont codés dans les deux systèmes. Ils seraient l’objet d’un double codage sémantique ou pourraient au moins être l’objet d’un codage imagé additionnel au codage verbal, ce dernier étant le seul possible pour les mots abstraits.
On notera ici que certains auteurs ont défendu l’hypothèse selon laquelle il y aurait un double codage des mots concrets, non seulement au niveau sémantique, mais aussi au niveau lexical. Chacun des deux systèmes lexicaux pré-sémantiques serait connecté de façon privilégiée au système sémantique qui lui correspond.
Pour d’autres encore, le seul double codage serait de nature lexicale : seules les connaissances verbales (fonctionnelles : à quoi cela sert, et associatives : cela se rencontre dans tel contexte) seraient de nature sémantique, les informations quant à la structure perceptuelle des objets étant toutes stockées à un niveau pré-sémantique. Ce stockage pré-sémantique des représentations structurales des objets serait comparable aux lexiques phonologique et graphémique d’entrée qui ont pour fonction de stocker les «logogènes » ou représentations structurales des mots connus.
Pour ces deux variantes de la théorie de Paivio, afin de rendre compte de l’effet de concrétude, il faudrait alors admettre que ce système de « pictogènes » est directement accessible, non seulement aux objets vus (dessins, …), mais aussi aux mots concrets. Comme le fait Bleasdale (1987), il vaudrait mieux alors parler d’ « images-logogènes » que de pictogènes. Le double codage, toujours en termes de FORMAT de représentation, des mots concrets serait situé à un niveau essentiellement ou strictement pré-sémantique.
Ces hypothèses reposent sur l’observation d’un effet d’amorçage ou de « priming » (c.à.d. la facilitation automatique de traitement – lecture à voix haute ou décision lexicale – d’un mot lorsque celui- ci est précédé d’un mot associé) quand des paires de mots concrets associés (lion – tigre) ou quand des paires de mots abstraits associés sont proposées et sur l’absence d’un tel effet lorsque sont présentées des paires de mots associés hétérogènes du point de vue de la concrétude (concret/abstrait ou abstrait/concret). Ceci tendrait à montrer que les mots concrets et abstraits sont effectivement représentés de façon séparée à un niveau pré-sémantique ou, si l’on préfère, qu’ils ont une organisation lexicale indépendante.
– La théorie de la disponibilité contextuelle
Selon cette théorie, les mots abstraits ne sont plus difficiles à comprendre que les mots concrets que lorsqu’il n’y a pas de contexte disponible. En effet, Schwannenflugel et Shoben (1983) montrent que les temps de lecture et de décision lexicale sont plus rapides quand des phrases abstraites ou des mots abstraits sont précédés d’un contexte sous forme d’une phrase ou d’un paragraphe que lorsque ce contexte est absent. De plus, dans la situation « avec contexte », on n’observe plus l’effet de concrétude (avantage aux mots concrets) obtenu dans la condition « sans contexte ».
L’interprétation proposée est que les sujets sont incapables de lier un mot abstrait à une information contextuelle dont on aurait pu supposer qu’elle était déjà présente au niveau de ses connaissances en sémantique. En fait, contrairement aux mots concrets pour lesquels l’ajout d’un contexte phrastique ne facilite pas le traitement (car ce contexte serait déjà présent en mémoire sémantique), les représentations sémantiques des mots abstraits seraient tout simplement déficientes du point de vue de ces contextes cognitifs. Or, justement, les capacités de compréhension et de rappel ultérieur des mots refléteraient la possibilité qu’a le sujet de lier le mot présenté à ces contextes cognitifs pré-enregistrés « en magasin ».
Breedin, Saffran et Coslett (1984) reprennent à Kieras (1978) deux raisons possibles à cet état de choses. La première serait liée à la plus grande fréquence des mots concrets : la probabilité qi’ils soient associés à plus de propositions en mémoire à long terme serait donc plus élevée. Du fait de la fréquence avec laquelle ces mots sont rencontrés, ces propositions seraient aussi plus fermement connectées les unes aux autres et seraient dès lors plus aisément accessibles. La seconde raison a trait à la présence, en sémantique, d’informations concernant les contextes perceptuels dans lesquels les concepts concrets sont apparus. Ces propositions contextuelles additionnelles favoriseraient le développement de contextes cognitifs appropriés.
Comme on le voit, cette théorie, à l’opposé de celle du double codage, ne situe pas la différence entre mots concrets et abstraits au niveau des FORMATS de représentation mais bien au niveau des CONTENUS des réseaux associatifs.
Une autre façon de la présenter est empruntée à Barsalou (1982, cité par de Groot, 1989). Il s’agit de dire que les concepts sont susceptibles de contenir des informations sémantiques indépendantes du contexte extérieur (« context-independent » ou CI, c.à.d. des informations activées automatiquement à chaque fois que le nom d’un concept est rencontré, quel que soit le contexte dans lequel il apparaît) et des informations sémantiques qui dépendent de ce contexte (« context-dependent » ou CD, c.à.d. des informations dont l’activation dépend du contexte particulier d’énonciation du mot).
Les concepts concrets posséderaient les deux types d’informations (ex de propriétés CI : « comestible » pour POMME, « vénéneux » pour VIPERE, « de valeur » pour DIAMANT, « qui sent mauvais » pour PUTOIS – voir Barsalou et Medin, 1986), alors que les concepts abstraits ne seraient quasiment liés qu’à des informations de type CD.
Notons cependant que cette théorie, à elle seule, semble peu compatible avec les résultats d’amorçage obtenus par Bleasdale. En effet, dans la mesure où les mots concrets « posséderaient déjà » des contextes cognitifs suffisants et évoqués automatiquement, on peut se demander pourquoi il y a un tel effet d’amorçage entre mots concrets isolés. De même, si la différence entre mots concrets et abstraits ne réside qu’au niveau de la disponibilité des contextes cognitifs, pourquoi n’y a-t-il pas d’effet d’amorçage d’un mot concret sur un mot abstrait lié ?
N.B. Je suis bien conscient que ce thème n’intéresse pas tout le monde au même titre.
Peut-être d’autres aborderont-ils sous peu des thèmes plus proches de vos intérêts.
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