EFFETS DE LA CONCRETUDE DES MOTS SUITE A UNE LESION CEREBRALE : LES INTERPRETATIONS DES FAITS. (2)
– La théorie du nombre et de la force des liens
La troisième théorie cherchant à interpréter l’effet de concrétude classique est attachée à des modèles qui conçoivent la mémoire sémantique comme un réseau de nœuds conceptuels interconnectés les uns aux autres.
Deux facteurs sont généralement considérés comme des déterminants essentiels du recouvrement des informations dans ce genre de réseau.
Il s’agit du nombre et de la force des liens qui partent d’un nœud conceptuel vers d’autres nœuds. D’une part, au plus le nombre est élevé au moins l’activation d’un nœud source mènera à une activation importante des nœuds associés et, donc, au plus les informations associées à ces liens seront difficiles à retrouver. D’autre part, au plus un lien entre deux concepts est fort, au plus ce lien reçoit d’activation à partir du nœud source et, donc, au plus le recouvrement de l’information associée à ce lien sera aisé.
A priori, selon ce type de modèle, deux positions sont envisageables pour rendre compte de l’effet classique de concrétude.
La première fait l’hypothèse que les nœuds conceptuels des mots abstraits, dont on suppose alors qu’ils apparaissent dans une plus grande variété de contextes que les mots concrets, sont liés à un plus grand nombre d’autres nœuds, ce qui suffirait alors à expliquer l’avantage habituel des mots concrets par rapport aux mots abstraits.
La seconde position est diamétralement opposée à la première : ce seraient les nœuds conceptuels des mots concrets qui seraient liés à un plus grand nombre d’autres nœuds. Leurs représentations sémantiques seraient donc plus denses que celles des mots abstraits. Cependant, les représentations les plus denses (celles des mots concrets) contiendraient un ou plusieurs liens dont la force serait plus importante que celle de n’importe lequel des liens contenus dans les représentations moins denses des mots abstraits. Cette force d’au moins certains liens proviendrait de la fréquence avec laquelle ils sont activés par diffusion automatique de l’activation automatique d’un nœud conceptuel sur les voies qui l’unissent à d’autres nœuds conceptuels. Notons que, si l’on fait un rapprochement entre cette théorie et la précédente, il se pourrait que ce ne soit pas la fréquence même du mot dans la langue qui soit le facteur prépondérant à ce niveau, mais bien le fait que seuls certains concepts aient des propriétés CI (activées automatiquement dans tous les contextes d’énonciation).
Annette de Groot (1989) a mené une série d’expériences dont les résultats tendent à démontrer le bien-fondé de la seconde position.
La technique générale utilisée est celle de l’association verbale libre. Dans la tâche d’association « discrète », un mot est donné et les sujets sont invités à fournir le premier mot qui leur vient à l’esprit. Dans la tâche d’association « continue », les sujets doivent générer autant de mots (associés au mot cible) que possible durant un laps de temps prédéterminé. Ces tâches de recouvrement d’informations dans le réseau mnésique sont en effet supposées fournir un reflet fidèle de la façon dont les connaissances sont représentées mentalement. L’association discrète indique la force des liens (au plus un lien est fort, au moins le temps de réponse est grand). Et l’association continue indique leur nombre (la disponibilité des réponses ou l’aisance de prédication).
En tâche d’association discrète, de Groot montre que l’imageabilité des mots cibles joue un rôle essentiel : les réponses sont globalement (toutes réponses confondues) plus rapides pour les mots les plus imageables et la réponse fournie le plus souvent pour chaque mot cible est donnée plus rapidement si ce mot cible est de haute imageabilité (HI) que s’il est de faible imageabilité (FI). De plus, le nombre de réponses différentes (l’hétérogénéité des réponses) est moins élevé pour les mots HI que pour les mots FI. Enfin, les non réponses sont moins abondantes pour les mots HI que FI et la fréquence d’usage des mots n’a qu’un effet négligeable et n’entre pas en interaction avec l’effet d’imageabilité.
En tâche d’association continue, la mesure de disponibilité lexicale s’avère être plus importante pour les mots HI que pour les mots FI et, à nouveau, la fréquence d’usage des mots n’a pas d’effet significatif et n’interagit pas avec le facteur d’imageabilité.
En conclusion, les mots concrets auraient des représentations sémantiques plus denses que les mots abstraits MAIS il est plus aisé de retrouver des informations dans ces représentations les plus denses car ces dernières contiennent un certain nombre (au moins un) de liens plus forts que n’importe lequel des liens contenus dans les représentations des mots abstraits.
En d’autre termes, les gens ont des connaissances « d’experts » pour les mots concrets : ils en savent plus de choses, peut-être entre autres hypothèses grâce à des procédures d’imagerie mentale opérant sur les informations dérivées de la perception (voir note 1) et indépendamment de l’expérience subjective. Ces connaissances concernant les mots concrets sont aussi mieux partagées entre les gens que celles qui concernent les mots abstraits.
L’absence d’effet de la fréquence d’usage des mots en tâche d’association verbale discrète (on ne retrouve pas plus vite une information sémantique pour les mots fréquents que pour les mots peu fréquents) va à l’encontre de l’idée selon laquelle, une fois un mot reconnu, non seulement il y a une activation automatique et inconditionnelle des liens qui unissent ce lien à d’autres, mais aussi que cette activation a pour effet de renforcer les liens en question.
De Groot en conclut que, en tant que telle, l’activation d’un lien ne suffit pas à le renforcer et elle suggère que, pour obtenir cet effet de renforcement, l’activation doit être consciemment expérimentée ou, si l’on préfère, qu’elle doit faire l’objet d’un processus attentionnel dirigé.
Une autre interprétation paraît cependant plausible. En effet, un effet de la concrétude des mots en tâches d’associations sans effet de la fréquence de ces mots est compatible avec une idée émise plus haut. Ce ne serait pas la fréquence d’usage des mots qui engendre une activation automatique des liens qui l’unissent à d’autres, mais bien la qualité de ces liens (CI vs CD). Ce que montrerait alors l’absence d’effet de la fréquence ET l’absence d’interaction de ce facteur avec celui de concrétude, c’est que les concepts concrets fréquents ne possèdent pas, en moyenne, plus de propriétés CI (indépendantes du contexte) que les concepts concrets plus rarement verbalisés. Il n’y a en effet pas de raison a priori de penser que le concept PUTOIS a moins de propriétés CI que le concept POMME par exemple.
Note 1 : Les nœuds conceptuels des mots HI et FI ne diffèrent probablement pas qu’au niveau de leurs contenus perceptuellement dérivés. En effet, si une majorité (24,7%) des réponses fournies, en tâche d’association discrète, sont des quasi-synonymes pour les mots FI, il n’en va pas ainsi pour les mots HI (5,9%) qui, par ailleurs, sont plus susceptibles de donner lieu à des noms de sur- ou de sous-ordonnés. Or, ces informations sont sans doute, selon De Groot, basées sur des connaissances non perceptuelles.
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