2.3. Mémoire sémantique : Apports spécifiques de la DS et de l’AVC-S
Comme nous l’avons vu précédemment, la distinction DS / AVC-S peut être observée à plusieurs niveaux : d’abord pour la localisation de la lésion cérébrale (et sa survenue, progressive pour la DS mais brutale pour l’AVC-S), ensuite pour la nature du déficit sémantique multimodal.
A ce propos, précisons que la dissociation « DS versus AVC-S » pourrait renvoyer à la distinction « déficit du stockage versus déficit d’accès au système sémantique ». En effet, pour la DS, les résultats de Jefferies et al. (2006) sont en accord avec l’hypothèse d’un trouble sémantique correspondant à une dégradation progressive, structurée et sévère des connaissances sémantiques amodales (Bozeat, Lambon Ralph, Patterson, Garrard, & Hodges, 2000 ; Rogers, Lambon Ralph, Garrard, Bozaet, McClelland, Hodges, et al., 2004). Les patients AVC-S, par contre, voient leur déficit en compréhension être souvent attribué à un trouble d’accès à la sémantique. Pourtant, Jefferies et al. (2006, 2007, 2008) supposent plutôt un déficit des fonctions exécutives aidant au contrôle sémantique.
Ainsi, selon eux, la mémoire sémantique serait sous-tendue par au moins deux composants en interaction, à savoir les représentations sémantiques amodales (Hypothèse 1) et les processus exécutifs de contrôle sémantique (Hypothèse 2).
2.3.1. DS : mise en évidence de l’existence de représentations sémantiques amodales
Lors d’une étude récente, une équipe de chercheurs s’est fixé pour objectif d’explorer les interactions entre les deux composants de la mémoire sémantique (Jefferies, Patterson, & Lambon Ralph, 2008). Pour cela, ils réalisent une comparaison directe de l’effet de l’amorçage phonologique sur la dénomination d’images, et ce chez deux groupes de patients atteints d’un trouble multimodal de la compréhension (notamment 8 patients DS et 6 patients AVC-S).
Remarquons qu’aucune étude n’a pralablement étudié cet aspect chez les DS.
Les performances des patients DS permettent ainsi de tester l’hypothèse 1 selon laquelle les représentations sémantiques amodales de haut niveau se forment dans les lobes temporaux antérieurs et sont atteintes en cas de DS (notée « Hypothèse 1 » par la suite). Ce stock de connaissances sémantiques permettrait en outre la généralisation ainsi que la différenciation entre des concepts similaires, et expliquerait notre capacité à un « échange croisé » entre informations issues de différentes modalités.
La méthodologie adoptée par Jefferies et al. (2008) consiste, entre autres, en la passation d’une épreuve de dénomination orale de 30 images (renvoyant à des mots uni/bi/trisyllabiques). D’abord réalisée en spontané, la tâche se voit accompagnée, seulement pour les items échoués, de la présentation progressive d’amorces phonémiques (« progressive » signifie que l’on augmente la longueur de l’amorce d’un phonème à la fois), l’amorçage prenant fin en cas de réponse correcte ou lorsque la totalité des phonèmes-cibles (moins un) a été fournie.
La prédiction telle que formulée par les auteurs est la suivante : « En facilitant l’activation sémantique de l’item-cible (vu la compétition potentielle), les amorces phonémiques vont plus faciliter la dénomination chez les AVC-S que chez les DS ». Le cadre théorique sous-jacent est ici le modèle d’activation interactive de Dell & Seaghdha (1992, 2006) qui prévoit l’existence de représentations sémantiques amodales entre les représentations spécifiques à chaque modalité d’entrée et les lexèmes. Le modèle postule également l’existence de connexions bidirectionnelles qui consistent en des rétroactivations du lexème sur le système sémantique : l’amorce active certains phonèmes-cibles (au niveau du stock de lexèmes -ou représentations phonologiques de sortie), et cette activation va se combiner et ainsi faciliter l’activation sémantique de l’item-cible (en abaissant le niveau d’activation des compétiteurs liés sémantiquement).
Les résultats confirment la prédiction initiale, c’est-à-dire que les patients DS réalisent nettement moins de progrès avec l’amorçage phonémique par rapport à la situation observée en cas d’AVC-S (Cf 2.3.2.). Les auteurs concluent que la DS implique une anomie profonde pour laquelle l’indiçage ne peut entraîner qu’une facilitation partielle (les progrès sont significatifs mais limités), ceci étant du à la détérioration progressive et structurée des concepts survenant en cas de DS (Cf Rogers et al., 2004).
Par ailleurs, les auteurs proposent deux explications plausibles de la facilitation limitée des amorces sur les performances en dénomination. D’abord, ils postulent qu’en dénomination orale d’images, le traitement de celles-ci ne générerait que tellement peu d’activation dans le système sémantique que cette activation minimale ne permet pas à des représentations phonologiques potentielles d’atteindre le seuil d’activation. Ainsi, l’amorçage phonologique ne peut faciliter les performances car encore faudrait-il pouvoir combiner l’information phonologique dérivant de la sémantique avec l’amorce. Ensuite, ils proposent l’hypothèse selon laquelle le traitement de l’image pourrait (pour les items moins « déteriorés ») entraîner une certaine activation dans le système sémantique, mais celle-ci serait plus générale et prototypique que spécifique. Dans ce cas-là, l’inefficacité de l’indiçage phonémique serait due à une incongruence entre l’amorce et l’information phonologique dérivant de la sémantique.
Considérons à présent le modèle computationnel proposé par Rogers et al. (2004), notamment parce qu’il fournit certains éléments en faveur de l’hypothèse 1. Celui-ci, selon ses auteurs, consiste en une implémentation PDP (« Parallel Distributed Processing ») de la théorie de la mémoire sémantique de Wernicke : les lobes temporaux antérieurs formeraient et seraient le siège d’un stock unique de connaissances sémantiques, et ce via leurs connexions étendues avec les aires corticales représentant les informations spécifiques aux différentes modalités sensorielles et verbales (Gloor,1997).
Ce modèle serait capable d’extraire une information amodale, de haut niveau, à propos des concepts, ce qui nous permet aussi bien de différencier des entités similaires au niveau sémantique que de généraliser l’information de façon appropriée. Le stock de représentations sémantiques se constitue via l’interaction/traduction des diverses modalités, ceci se réalisant au moyen d’unités intermédiaires. Quand ces unités, ou leurs connexions avec les représentations perceptuelles, sont lésées, comme dans la DS, alors les représentations sémantiques elles-mêmes sont altérées. D’ailleurs, Rogers et al. (2004) estiment que leur modèle permet de saisir (notamment de façon plus intuitive) les patterns des performances réalisées par des patients DS lors de tâches sémantiques.
Cette pathologie, selon eux, constitue la meilleure « preuve » de l’existence, au niveau cérébral, d’un stockage sémantique unique et amodal. Par ailleurs, en cas de dégradation du système sémantique, ils prévoient l’apparition de caractéristiques d’un déficit de stockage sémantique (tel que celui observé chez les DS) : effet important de la fréquence/familiarité des concepts, avantage pour les connaissances du type superordonné, et consistance élevée des performances dans différentes tâches sémantiques. Ainsi, par exemple, l’exposition fréquente à un item va aboutir à des représentations plus fortes/consistantes, et cela va rendre plus robuste l’information stockée à son propos (dans le cas d’une atteinte sémantique). De la même façon, les distinctions fines (caniche versus terrier) vont être plus vulnérables que celles plus larges (par exemple, animaux versus plantes), et ce du fait que les propriétés nécessaires aux distinctions générales sont partagées par de nombreux items.
Cependant ce modèle n’est pas une explication complète puisqu’il active toute l’information concernant un concept particulier et fonctionne donc de façon rigide. C’est là qu’interviennent les processus exécutifs permettant un contrôle sémantique.
2.3.2. AVC-S : « preuve » du lien entre les fonctions exécutives et le langage, ou de l’interaction entre processus exécutifs et représentations sémantiques de haut niveau
Rappelons qu’une étude de 2008, menée par Jefferies et al. (et décrite plus précisément au moment de la formulation et vérification de l’hypothèse 1), réalise une comparaison directe de l’effet de l’amorçage phonologique sur la dénomination d’images chez des patients DS versus AVC-S. Les performances des patients AVC-S, contrairement à celles des DS, offrent alors la possibilité de vérifier l’hypothèse 2 d’une interaction entre les représentations sémantiques de haut niveau et les processus exécutifs aidant au contrôle de l’activation sémantique (supposés atteints en cas d’AVC-S).
Avant d’aborder l’expérimentation proprement dite, relevons que l’application de tests additionnels aux patients AVC-S aboutit à un échec lors de plusieurs mesures attentionnelles/exécutives. En outre, les auteurs notent une corrélation entre le trouble multimodal de la compréhension et le dysfonctionnement exécutif.
Comme nous l’avons déjà décrit, les résultats de cette étude confirment la prédiction initiale, à savoir que les performances des AVC-S traduisent une plus grande sensibilité aux amorces phonémiques (par rapport aux DS). En effet, souffrant d’une faiblesse du contrôle exécutif pour le traitement sémantique, les patients ont en dénomination spontanée des difficultés à utiliser les connaissances sémantiques de façon flexible et appropriée. Aussi, les amorces vont agir telles des contraintes externes sur l’activation sémantique et phonologique, ceci réduisant la nécessité d’un contrôle normalement plus interne et plus intense.
Dans cette étude publiée en 2008, il apparaît que les patients du groupe AVC-S présentent des effets d’amorçage, et ce qu’importe le site lésionnel (préfrontal et/ou temporopariétal gauche). Ceci va dans le même sens que les résultats obtenus par Jefferies, Baker, Doran & Lambon Ralph (2007) où aucune différenciation ne peut être faite entre des patients cérébro-lésés au niveau préfrontal gauche et d’autres au niveau temporopariétal gauche, en sachant que tous présentent un déficit du contrôle sémantique. Par conséquent, les auteurs postulent ici que ces deux régions cérébrales (et non pas, seulement le cortex préfrontal gauche) appartiennent au réseau neural sous-tendant le contrôle de l’activation sémantique, ceci étant appuyé par les conclusions d’une recherche récente (Peers et al., 2005).
Vu la tendance à caractériser le trouble multimodal de la compréhension des AVC-S de déficit d’accès au système sémantique, une étude de Jefferies et al. (2007) va nous éclairer quant à l’explication la plus pertinente : un déficit d’accès sémantique ou une atteinte des processus exécutifs aidant le contrôle sémantique (hypothèse 2) ? Ainsi, abordons dès lors l’étude des différents effets associés à un « déficit d’accès sémantique », étude menée chez huit patients AVC-S et un patient DS : variables dites réfractaires (effet de la vitessse de présentation, de la répétition de l’item, du lien sémantique entre les items), inconsistance des performances, absence d’un effet de fréquence/familiarité en compréhension, effet d’amorçage (Jefferies et al., 2007). Précisons que l’examen simultané de ces différents facteurs est une grande première concernant l’AVC-S, les travaux précédents étant plus ciblés sur des cas uniques chez qui l’on étudiait un sous-ensemble des facteurs en question.
Les résultats montrent la présence d’effets réfractaires/d’accès dans les tâches de compréhension chez les patients AVC-S, c’est-à-dire que chacun d’eux présente au moins un effet de la vitesse de présentation et/ou un effet de la répétition des items. A ces effets s’associent plusieurs autres caractéristiques d’un déficit d’accès sémantique. Les effets « refractory » consistent en une diminution des performances, pendant une courte période, après la récupération d’information sémantiques. Ces effets sont observés surtout lors d’une présentation répétée d’items liés au niveau sémantique. Par contre, chez le patient DS, aucune indication d’un tel déficit n’apparaît, d’autant plus que l’analyse qualitative des performances traduit un pattern opposé (avec notamment la mesure d’une consistance marquée test-retest, d’un effet important de la fréquence du mot, etc.).
Néanmoins, en cas d’AVC-S, la co-occurrence des marqueurs d’un déficit d’accès sémantique n’est pas totale : la présence de l’effet marqué de l’amorçage phonologique et l’absence d’un effet de fréquence sont rapportés chez les 6 patients, tandis que les variables réfractaires sont moins fréquentes (chez deux patients, elles sont faibles voire absentes).
En outre, relevons un fait incompatible avec l’hypothèse d’un déficit d’accès : chez tous les patients AVC-S est mesurée une consistance test-retest significative. Ceci suggère que le trouble multimodal de la compréhension, en cas d’AVC-S, ne résulte pas d’une atteinte de l’accès à la sémantique. Ainsi, la sensibilité aux variables réfractaires pourrait être liée à des difficultés pour contrôler l’activation au sein du système sémantique. Par conséquent, la dissociation DS versus AVC-S au niveau de l’impact des effets réfractaires/d’accès permet d’illustrer l’nteraction entre les deux composants de la mémoire sémantique.
3.. Synthèse et intérêt de ces apports pour la pratique logopédique
D’abord, au terme de notre revue de la littérature, il apparaît que les pathologies DS et AVC-S, bien qu’impliquant un déficit sémantique similaire au niveau quantitatif, se différencient à travers les trois éléments suivants : localisation de la lésion cérébrale, nature du trouble multimodal en compréhension, et explication de ce trouble au sein de l’organisation de la mémoire sémantique.
Ainsi, les études de Jefferies et al. (2006, 2007, 2008), en vérifiant leurs deux hypothèses de recherche apportent des arguments sérieux en faveur d’un système sémantique fonctionnant via l’interaction de deux composants (séparés) : un stock de représentations sémantiques amodales (atteint en cas de DS) et des processus exécutifs aidant au contrôle de l’activation sémantique (déficitaires en cas d’AVC-S).
En outre, ces travaux nous apportent un certain éclairage quant au soubassement cérébral de la mémoire sémantique et à la contribution spécifique de régions cérébrales : les représentations sémantiques amodales se formeraient dans les lobes temporaux antérieurs, tandis que le contrôle de l’activation sémantique (par les processus exécutifs) se ferait dans deux autres régions cérébrales (à savoir la région préfrontale gauche et/ou celle temporopariétale gauche).
En second lieu, les apports spécifiques de la DS et de l’AVC-S (concernant l’organisation cérébrale et fonctionnelle du système sémantique) présentent un intérêt certain pour la pratique logopédique. En effet, cette dissociation nous rappelle l’importance d’un choix réfléchi d’épreuves diagnostiques et l’utilité d’une analyse qualitative des performances. Cette démarche aide à préciser la nature du trouble sémantique et peut contribuer à une prise en charge logopédique plus appropriée. De plus, le lien entre langage et fonctions exécutives se voit objectivé chez des patients aphasiques post-AVC, ce qui atteste de l’intérêt (en vue d’une meilleure récupération langagière) d’une prise en charge pluridisciplinaire, associant logopédie et neuropsychologie. Par exemple, face à un patient aphasique présentant un trouble de la compréhension, le logopède peut s’appuyer sur les données fournies par les études de Jefferies et al. (Cf III.2.2.) afin de formuler l’hypothèse d’une atteinte des processus exécutifs participant au contrôle de l’activation sémantique. Si cela se vérifie, alors non seulement il devra en tenir compte lors de l’élaboration des activités et objectifs de rééducation, mais aussi il lui faudra communiquer à ce propos avec le neuropsychologue.
En conclusion, comme nous l’avons vu, le domaine de la neurologie adulte permet d’explorer l’organisation, tant cérébrale que fonctionnelle, de la mémoire sémantique. Ceci présente donc un double intérêt pour la logopédie, notamment en contexte d’aphasie post-AVC : non seulement la pratique peut prendre appui et se référer à des notions théoriques, mais également le thérapeute peut mieux adapter sa prise en charge au profil (sémantique) du patient. Par ailleurs, précisons que l’analyse du lien fonctions exécutives/langage est relativement récente, ce qui nous fait supposer que d’autres travaux à ce propos ne vont pas tarder à être menés et publiés …
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111.111.111 x 111.111.111 mercis = 12345678987654321 mercis (eh oui, vous pouvez vérifier).
Et c’est logique en plus :
11 x 11 = 121
111 x 111 = 12321
1111 x 1111 = 1234321
11111 x 11111 = 123454321
Et ainsi de suite …
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Tout à fait intéressant ! Merci Émilie !