L’association des différents types d’erreurs associés à la dyslexie profonde est encore aujourd’hui l’objet de multiples tentatives d’interprétation.
Ainsi, certains ont émis l’hypothèse anatomiste selon laquelle la lecture des dyslexiques profonds reflète les capacités de lecture de l’hémisphère droit et les propriétés du système sémantique de cet hémisphère. Cette hypothèse interprétative repose sur les similitudes qu’il y a entre les erreurs commises par les dyslexiques profonds et par :
– des patients dont, manifestement, seul cet hémisphère est responsable des aptitudes résiduelles de lecture (après hémisphérectomie gauche complète à l’adolescence ou à l’âge adulte) ;
– l’hémisphère droit de patients « split-brain » (dont les deux hémisphères sont entièrement déconnectés l’un de l’autre) ;
– des sujets normaux auxquels des mots sont présentés de façon très brève, au tachitoscope, au seul hémisphère droit (dans le champ visuel gauche).
Cette interprétation des dyslexies profondes (voir e.a. Cossu, da Pratti et Marshall, 1995 pour une élaboration plus circonstanciée) suppose que, suite à une lésion importante de l’hémisphère gauche, l’hémisphère droit ne subirait plus d’influences inhibitrices de la part du gauche et que ses compétences orthographiques intrinsèquement limitées se révéleraient alors au niveau des performances en lecture. Les capacités résiduelles de l’hémisphère dominant mais lésé seraient ainsi en quelque sorte « contaminées » par les capacités de l’hémisphère droit.
L’hypothèse nécessite généralement aussi que l’on postule de multiples différences qualitatives entre les voies sémantiques de lecture (adressage) des deux hémisphères cérébraux : seules des informations sémantiques très approximatives pourraient être retrouvées par l’hémisphère droit, lequel serait en plus peu compétent pour les mots abstraits.
Il est cependant possible que les voies sémantiques des deux hémisphères ne diffèrent que sur le plan quantitatif. Tel est le point de vue adopté par Plaut et Shallice (1993). Sans entrer dans les détails, nous allons tenter de décrire grossièrement les grandes lignes de leur théorie. Celle-ci tend en effet à montrer que, à une exception près, toute altération de la voie sémantique de lecture est sensée conduire à un avantage des mots concrets sur les mots abstraits. L’exception est essentielle car elle permet d’interpréter le cas de figure inverse, à savoir une lésion cérébrale qui mène à une meilleure lecture des mots abstraits que des mots concrets (le cas CAV décrit par Warrington en 1981). Un tel cas de figure est évidemment ininterprétable dans le cadre d’une théorie strictement anatomiste.
Dans le modèle connexionniste proposé par Plaut et Shallice, ce sont des réseaux d’unités (comparables à des neurones) qui traitent les stimuli et représentent les connaissances de façon extrêmement interactive. Les connaissances et les opérations de traitement sont « distribuées » de manière dynamique sur un grand nombre d’unités et de connexions entre ces unités. Il s’agit d’une élaboration des théories modulaires classiques (en termes de boîtes et de flèches) : des groupes séparés d’unités représentent différents types d’informations.
Ces réseaux sont soumis à des simulations informatiques. Ils peuvent être entraînés et peuvent « apprendre », c’est-à-dire construire des patterns d’activité sur des groupe d’unités par ajustements progressifs des « poids » associés aux connexions (des valeurs mathématiques allant par exemple de -1 à +1). Ils peuvent par exemple être entraînés à activer un sous-ensemble de traits sémantiques, les « sémèmes », correspondant aux compositions d’unités graphémiques que sont les mots. Chaque mot est associé à une combinaison particulière de sémèmes interconnectés et sont donc en interaction, les mots de même catégorie sémantique ayant plus de traits en commun ou de traits « partagés » que ceux de catégories différentes.
Ces réseaux peuvent ensuite être soumis à des « lésions » en supprimant certaines unités ou connexions et l’on peut examiner les patterns d’erreurs qu’ils commettent après ces lésions.
Dans le réseau testé par Plaut et Shallice, les sémèmes sont interconnectés. Cependant, ces interactions seules ne permettant pas d’encoder toutes les relations entre traits sémantiques (car les combinaisons de sémèmes ne peuvent s’influencer mutuellement), des «clean-up units» ou « attracteurs » ont été ajoutés au niveau sémantique. Ces unités particulières reçoivent et envoient des connexions aux sémèmes.
Lorsqu’un input orthographique (une combinaison de graphèmes) est présenté au réseau pour la première fois, le pattern d’activité sémantique engendré (le changement d’état des sémèmes) peut être très différent de la sémantique exacte du mot en question. Ce sont les interactions entre sémèmes et les interactions entre sémèmes et attracteurs qui modifient graduellement ce pattern initial dans la direction du pattern final correct.
S’il y a, comme dans la simulation effectuée par Plaut et Shallice, 68 sémèmes (pour 40 mots de cinq catégories sémantiques différentes qui sont présentés au réseau), la représentation sémantique des mots se fait en quelque sorte dans un espace représentationnel à 68 dimensions. Et, pour chaque mot, l’état de chaque sémème est représenté par un point précis dans chacune de ces dimensions.
L’état des sémèmes change au fur et à mesure des apprentissages d’appariement entre deux domaines, représentations orthographiques et sémantiques, qui ne sont liés que de façon arbitraire. Ces états se rapprochent progressivement du pattern d’activité sémantique (un point précis dans cet espace multidimensionnel) correspondant à une signification globale. Et le pattern correspondant à chaque signification connue devient un « attracteur » dans l’espace des représentations sémantiques.
Or, dans leur simulation, Plaut et Shallice ont adopté l’idée selon laquelle les mots concrets ont des représentations sémantiques plus riches que les mots abstraits. Ils ont dès lors simulé une architecture connexionniste dans laquelle les mots concrets sont représentés dans un espace sémantique qui comporte plus de dimensions que celui des mots abstraits. Les mots concrets avaient en réalité en moyenne 18,2 traits alors que les mots abstraits n’en avaient que 4,7.
Après apprentissage, le réseau complet était capable de dériver la sémantique et la phonologie des 40 mots écrits (20 concrets et 20 abstraits) qui lui avaient été présentés.
Lorsqu’on soumet ensuite ce réseau à diverses lésions, il apparaît qu’il n’y a qu’un cas qui donne lieu à un effet de concrétude inversé, c.à.d. où les mots abstraits sont mieux lus que les mots concrets. Ce cas particulier ne se produit qu’après une atteinte sélective des attracteurs. En effet, ces clean-up units, représentant des combinaisons de sémèmes, joueraient un rôle d’autant plus important que le nombre de ces sémèmes est important. Leur destruction sélective nuirait donc moins à la lecture des mots abstraits qu’à la lecture des mots concrets, ces derniers étant sémantiquement plus « riches ».
Dans tous les autres cas, le réseau reproduit le comportement des dyslexiques profonds : les mots concrets sont mieux lus que les mots abstraits, les erreurs tendent à être plus concrètes que les stimuli et les erreurs visuelles sont plus abondantes pour les mots abstraits.
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