Concrétude 1

Dans une série de messages à venir seront discutés les effets de concrétude ou d’imageabilité des mots sur les performances des patients cérébro-lésés. La revue de littérature que Delphine Stévenin et moi-même proposons ici ne concerne pas les dernières années et n’a pas la prétention d’être exhaustive. Nous espérons cependant qu’elle aidera l’un ou l’autre des participants à ce blog à poursuivre éventuellement la discussion.

I. Influence du degré de concrétude des mots sur les traitements lexico-sémantiques des patients cérébro-lésés.
Questions préliminaires classiques quant à l’indépendance de ce facteur.

Avant de présenter quelques études de cas, il est utile de discuter au moins superficiellement des facteurs qui peuvent être confondus avec celui de concrétude des mots. Pour établir avec certitude, d’une part qu’un patient souffre d’un trouble spécifique (ou disproportionné) à traiter les mots concrets OU les mots abstraits et, d’autre part, que cette dissociation est bien due à la variable de concrétude des mots, il faudrait en effet idéalement pouvoir démontrer que l’effet observé ne peut être attribué à un autre facteur mal contrôlé et dont on peut penser qu’il est susceptible d’affecter également les résultats aux tâches proposées.

Parmi ceux-ci, on songe évidemment à la variable « imageabilité des mots ». La valeur d’imagerie d’un mot est définie par Michel Denis (1989) comme « la capacité qu’a un mot de susciter la formation d’une image mentale chez l’individu » (« l’actualisation d’un dispositif de traitement spécialisé des aspects figuratifs des concepts »). Comme pour la valeur de concrétude, elle est estimée par des sujets, généralement sur une échelle à 7 degrés, et il existe des normes publiées pour différentes langues. Imageabilité et concrétude sont très fortement corrélées et les deux termes sont le plus souvent utilisés de manière interchangeable ; les données ne permettent donc pas de déterminer laquelle des deux variables est effectivement pertinente pour un patient particulier. Cette façon de procéder sera également adoptée dans ce message et les suivants. Il est pourtant utile de noter que certains mots ont des degrés similaires
d’abstraction (ils sont aussi « abstraits » l’un que l’autre) mais diffèrent quant à leurs valeurs d’imagerie. Ceci est particulièrement vrai pour les mots caractérisant une émotion ou un sentiment (la joie, la honte …) qui , quoique hautement abstraits, sont estimés comme assez aisément imageables.

D’autre facteurs peuvent biaiser l’interprétation des performances des patients à un test destiné à mettre en évidence un effet de concrétude (et/ou d’imageabilité) des mots.

Les premiers sont « contextuels » et liés aux tâches utilisées. Il est ainsi évident que les mots concrets et abstraits devront être testés avec des procédures aussi semblables que possible (même mode de présentation et de réponse – mots isolés ou phrases -, en dénomination par exemple).

Les seconds sont de « nature lexicale » et immensément plus difficiles à contrôler.

Il s’agit en premier lieu de la fréquence des mots qui affecte les capacités des patients à reconnaître (au niveau des lexiques phonologique et graphémique d’entrée : tâches de décision lexicale mot vs non mot) et à produire les mots (dans toutes les tâches qui requièrent l’accès aux lexiques de sortie : dénomination, langage spontané, répétition, lecture à voix haute et écriture).

La fréquence des mots est par ailleurs positivement corrélées avec « l’âge d’acquisition » des mêmes mots et cette dernière variable pourrait bien être essentielle pour certains aphasiques (voir Hirsch et Ellis, 1994 pour une étude de cas et une revue de la littérature ; voir aussi par exemple Zevin & Seidenberg, 2002).
Or, les mots acquis le plus précocement tendent aussi à être parmi les plus fréquents et les plus concrets.

On voit donc à quel point il serait aisé d’interpréter un avantage des mots concrets sur les mots abstraits comme un effet de la fréquence ou de l’âge d’acquisition si ces facteurs n’étaient pas contrôlés. Or, il est quasiment impossible de les contrôler tous les deux – surtout le second – de façon stricte. Si l’on en croit Hirsch et Ellis (1994) qui fondent leur argumentation sur une revue des effets de l’âge d’acquisition des mots dans une population normale, les effets en question seraient liés, non aux procédures d’accès aux représentations sémantiques, mais bien au recouvrement des formes phonologiques des mots : les mots acquis plus tôt au cours du développement auraient des seuils d’activation moins élevés que les mots acquis plus tardivement et les premiers seraient plus aisément accessibles chez l’adulte et « résisteraient mieux » à une atteinte cérébrale.
S’il en est ainsi, le contrôle de l’âge d’acquisition des mots est sans doute plus important dans les tâches de production verbale que dans les tâches de compréhension. Nous verrons en effet ultérieurement que le degré de concrétude des mots est considéré par la majorité des auteurs comme une propriété intrinsèque des représentations sémantiques (par opposition aux représentations strictement lexicales, pré- ou post-sémantiques).

Des variables phonologiques telles la longueur des mots ou leur composition phonémique peuvent aussi avoir un effet dans des tâches de production verbale.

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